Par Christophe PRUVOT
A partir de la pensée de Vincent De Gaulejac et de l’ouvrage La société malade de la gestion1
Le management est une technologie de pouvoir et la gestion un système d’organisation du pouvoir et nous assistons, depuis des années, à la dictature de l’immédiateté, à la tyrannie de l’urgence où les affectifs dans les entreprises, dans les services publics, dans les associations deviennent une variable d’ajustement pour réduire les coûts et les budgets : emplois précaires, flexibilité, licenciements. Le management a réussi la dépersonnalisation des sources du pouvoir, le management permet de faire le ménage et de faire renter les salariés dans un système et une organisation où l’on dresse et on assagit. Les travailleurs se soumettent au rythme qui leur est imposé, les comportements sont modelés pour mettre en place des normes et des procédures. Les enjeux des élites et les intérêts de la population sont opposés. En effet, le fait de libérer les marchés vient en opposition à la préoccupation de la pauvreté.
Toutes les solutions deviennent économiques, l’humain n’est qu’une ressource au service de l’entreprise. Le modèle gestionnaire se base sur un modèle mathématique où tout est mesurable et ce qui n’est pas mesurable est rejeté. Nous assistons au règne de l’expertise, de la maitrise et de l’efficacité. Un problème n’est soulevé que si on peut y apporter une solution. Et l’homme devient objet de ce système qui prône le concept de qualité c’est à dire de l’excellence, de la réussite, de l’engagement, du processus. Chacun veut être le meilleur, le système suscite l’engagement de toutes et de tous, promet l’exaltation de l’avenir et la performance. Tout cela entraine concurrence et compétition, il faut créer de nouveaux besoins, on évite de se confronter au réel, on évite les contestations, on affirme du positif et de l’universel. Mais ce système suppose l’acceptation volontaire car le pouvoir est plus intense s’il est pris en charge et s’il repose sur celles et ceux qui le subissent. Les experts ont le pouvoir et sont ainsi légitimés car ce sont eux qui fondent les règles.
Les agents, les travailleurs subissent mais inventent des solutions, trouvent des compromis, détournent les procédures : ils entrent dans une forme de résistance stratégiques.
Le fait de gouverner par dispositifs a placé le management comme outil du système et ce management attend des agents, des salariés, des travailleurs qu’ils s’impliquent et fassent preuve d’une adhésion affective. Le management a remplacé le pouvoir disciplinaire qui par répression rendait les corps utiles et dociles. Le management s’en prend à l’esprit humain à son mental, sa perception, son comportement, ses émotions, son langage, son raisonnement : le management rend l’esprit humain docile par la séduction et la communication. Les effets sont connus : le temps de travail devient illimité, le travail devient le lieu de l’épanouissement, le monde de l’entreprise (du travail) s’accapare les désirs, les personnes s’auto-exploitent et s’auto-contrôlent, les conflits se passent de moins en moins au niveau organisationnel pour se déplacer au niveau psychologique. Comme ce pouvoir est intériorisé, comme il opère de l’intérieur, il est difficile à contester. C’est parce que le capitalisme va proposer le progrès, l’innovation et la réussite qu’il va justifier les inégalités et que la logique financière se présente comme bénéfique pour tout le monde et pour cette raison elle doit être intégrée par toutes et tous.
Le philosophe Kant fondait la morale sur le principe de ne jamais considérer la personne comme un moyen, à ce titre le capitalisme n’a pas de morale. Dans ce système il faut vaincre ou se perdre, il faut gagner ou mourir. C’est pour cette raison, également, que ce système nécessite la mobilisation de chacun d’entre nous. Le capitalisme a, ainsi, réussi, à dépolitiser le pouvoir.
La gestion managériale suscite l’adhésion et chaque individu doit se battre pour avoir une existence sociale. Ce système en détruisant ce qu’elle produit pour produire autre chose dans le but de faire du profit (c’est une logique financière qui s’oppose à la logique de l’existence) a installé l’argent comme élément central dans les rapports sociaux et il est devenu l’instrument de la réalisation de soi.
En 1988, André Gorz (philosophe et journaliste) nous alertait sur la monétisation de tout. Il disait qu’un système qui monétarise les activités qui transmettent du sens (comme la santé, l’éducation, la culture, le social par exemple), le système met automatiquement ses activités en crise.
Le système a construit un modèle sur-occupé où il n’y a pas de place pour le vide sinon c’est l’angoisse. Dans ce jeu-là, le but est de gagner de l’argent, plus que l’autre, plus que l’année dernière. Ce système fabrique la pression, le stress, l’activisme, le productivisme et l’individu n’est plus disponible pour autre chose que l’activité travail. L’individu devient le gestionnaire de sa vie et la famille est chargé de fabrique des individus productifs. Il est tellement simple et clair que dans ce système l’humain est la principale ressource de l’entreprise, des services publics, des associations. Le temps doit être rentable, le temps n’est plus libre et n’est pas libéré, chacun doit le remplir par des activités de toutes sortes, tout le monde doit être armé pour réussir et être performant. Le divertissement trouve ici sa place tout comme le modèle de l’accompagnement comme le coaching fait par des experts pour que chaque individu puisse réussir sa vie, surmonter les échecs. Le coaching (outils du développement personnel) s’étend dans tous les domaines : la santé, l’école, le sport, l’emploi, etc. Chaque individu est responsable de lui-même, il doit s’occuper, ne pas s’ennuyer, réussir, réussir sa vie professionnelle.
Centré sur lui-même, l’individu oublie de regarder le fonctionnement de l’entreprise, le fonctionnement du système et toute la violence qui existe. Cette violence est causée par les managers, les gestionnaires, les experts, les représentants institutionnels mais ils sont innocents car légitimés par le système et le pouvoir. La violence est banalisée car considérée comme conséquence logique ou inévitable, elle est un effet imparable de toute cette modernisation.
La pression est une menace, le stress est une donnée naturelle à laquelle chacun doit pouvoir s’adapter et c’est par le travail que passe la libération, la sécurité et l’existence sociale. Le paradoxe est flagrant puisque ce travail est aliénant et que l’être humain a toujours rêvé de se libérer de l’obligation du travail. Célestin Freinet parlait de travail joie pour fustiger le travail contraint qu’il nommait besogne quand ce travail n’avait pas de sens pour la personne.
Le capitalisme a réussi à dépolitiser le pouvoir, l’économie prime sur le politique qui n’est plus porteur d’espérance quand il ne fait que suivre l’opinion publique fabriquée par les experts et relayée par les médias. Les classes sociales se sont éclatées, le système a produit l’exclusion et « les exclus » ne forment pas de classes, leurs trajectoires sont hétérogènes, les sentiments d’identité sociale et de communauté disparaissent au profit du chacun pour soi : chacun veut une place sans prêter attention autrui.
Le combat passe par la construction et la création d’une société de semblables qui est une société qui reconnait à chacun le droit à une existence sociale ce qui veut dire un minimum de ressources et de protection pour vivre et non survivre. Il faut retrouver une démocratie qui se construit tous les jours par la création de relations humaines, de solidarités concrètes, en célébrant l’hospitalité et le don, en proposant l’alliance et la confiance plutôt que la méfiance et la concurrence.
Dans cette démocratie vivante, sociale, vivante, « être citoyen ce n’est pas vivre en société, c’est changer la société et c’est construire un monde commun ».
- De Gaulejac, V., La société malade de la gestion, Points, 2014
Sous une apparence pragmatique, la gestion constitue une idéologie qui légitime la guerre économique et qui est largement responsable de la crise actuelle. ↩︎