Faire commun : c’est une folie nécessaire


Par Christophe PRUVOT

A l’heure de la montée des modèles capitalistes et néolibéraux, de l’injonction à la réalisation individuelle portée par une multitude de discours collectifs et institutionnels sommant l’individu à développer son autonomie, à s’assujettir et à affirmer sa subjectivité sous la forme de « parcours individuels » où il doit être à la fois auteur et acteur de sa propre vie il est nécessaire de réaffirmer une intervention et un projet politique qui ne sauraient être neutres mais se situant bien du côté de ceux qui sont les plus entravés et opprimés (au sens d’une perte de place dans la société, d’une perte de repères sociaux, d’une destruction de tout sentiment de sécurité, au sens d’un déclin comme une perte de confiance en soi, en autrui et en l’avenir, au sens d’une expropriation de soi-même).

Un projet humaniste doit viser un rééquilibrage des ressources d’agir et parvenir à une lecture éclairée du contexte, des enjeux, des attendus dans une dynamique de conviction et d’engagement. Toute action s’inscrit au cœur de la complexité des articulations entre individus, projet social, organisation collective et institutionnelle garantes d’une éthique politique porteuse d’une vision plus juste et plus équitable de la société et d’une communauté humaine : chacun pouvant se dire et devenir sujet, s’exprimer dans ses forces, ses potentialités et ses fragilités, autant que subvertir les forces qui l’ont violenté, opprimé ou humilié.

Affirmer une vision du monde à travers un projet politique et social, c’est-à-dire à travers une conception de la condition humaine, de l’organisation de la société, du droit, des relations, de la justice, c’est avoir conscience de la réalité. C’est réfléchir, comprendre et penser le monde à partir de la réalité. C’est chercher à libérer les êtres humains des circonstances, des situations, des environnements, des contextes qui les asservissent et les oppriment. C’est questionner les structures de pouvoirs. C’est l’idée d’une critique sociale du capitalisme et de l’idéologie « néo libérale » qui sont considérés comme des obstacles à l’émancipation. C’est porter notre désir de transformation pour un monde plus juste.

Quand certaines institutions créent un climat liberticide, un modèle de la surveillance, du contrôle et de la sanction et rendent responsable l’individu de ses propres réussites ou faillites, quand l’injonction à l’autonomie n’est autre que l’obligation à s’occuper de soi-même et renforce le repli sur soi, l’exclusion, la solitude et l’isolement, quand l’individu est renvoyé à s’enfermer dans sa vie privée, cette vie qui le prive finalement du commun, du collectif, des relations, des liens avec autrui ; alors il n’est pas étonnant de constater qu’autrui devient l’ennemi, celui qu’il faut combattre.

Aujourd’hui, nous pouvons refuser cette société de la programmation, de l’égoïsme, de l’individualisme et de la compétition en préférant une face illuminée, celle des libertés, des responsabilités, du commun, de la coopération, de l’émancipation, des solidarités.

Nous devons reconnaître que nous ne disposons pas tous des mêmes moyens et surtout d’accès aux moyens et aux ressources (capitaux économiques, sociaux et culturels). Ignorer la question de la répartition des ressources et d’accès aux ressources revient à faire peser la responsabilité des problèmes sur les personnes qui n’ont pas toute la maitrise des situations en vue du changement.

Certaines institutions, par ses dispositifs, par la sectorisation et la fragmentation, posent et imposent des objectifs partiels au détriment d’une prise en compte globale et complexe de l’individu. Ainsi, ces institutions fabriquent, elles-mêmes, l’échec pendant que les dispositifs pointent le malade comme responsable de la maladie : cela entraine inévitablement du mépris et de la violence.

Alors que la société doit apporter la sécurité et la stabilité nous ne pouvons que nous alarmer quand les réponses à l’insécurité passent par le sécuritaire. Le sécuritaire est sans fin et s’auto alimente,  il alimente la peur et l’insécurité au lieu de soigner. Alors qu’il serait si simple d’apporter du réconfort et du soin en s’inscrivant dans une approche relationnelle, une approche centrée sur les personnes, une approche qui prête attention à l’autre, une approche intime et affective. Il est nécessaire de  prendre en compte l’affectivité douce et naturelle qui permet le développement de l’intelligence en restant vigilant face aux aspects sombres de l’affectivité qui font surgir la colère et le stress et qui ont inventé la haine et la méchanceté qui ne semblent répondre à aucune logique, qui semblent ne servir à rien (car il est parfois difficile d’en comprendre la cause). Il faut bien évidemment préférer les aspects lumineux de l’affectivité qui sont la participation, l’amour et les échanges et pour cela il faut faire l’effort d’une auto éthique pour éviter la bassesse, éviter de céder à la vengeance et à la méchanceté, pour éviter les jugements. C’est-à-dire une réflexion de soi à soi (pour soi et les autres) comme un auto-examen, ou une autocritique. C’est une éthique de la compréhension (une conscience de la complexité humaine et de ses possibles dérives, une ouverture au pardon et à la générosité), une éthique de la cordialité, de la civilité, de la courtoisie et une éthique de l’amitié. Les êtres humains sont des êtres fragiles et parfois agités avec de multiples aspects et de multiples potentialités. Ce qui est fondamental dans la compréhension d’autrui, c’est de ne pas réduire une personne à une seule de ses personnalités car ce serait effacer tous les autres aspects de sa vie. Mais c’est, certainement, dans la compréhension de l’autre que se situe la sagesse. La sagesse est dans l’effort de compréhension et non dans le jugement et la condamnation. La sagesse n’est pas la contemplation, la sagesse est une conduite qui mêle la réflexion, la compréhension, la poésie, l’amour. Nous défendons l’attitude d’admettre chez l’autre une manière de penser et d’agir différente de la nôtre. La tolérance ouvre la voix des contradictions mais pas celle des exclusions. Nous souffrons et faisons souffrir et ce mal c’est l’incompréhension d’autrui. Si l’ignorance est la cause de tous les maux alors la connaissance ouvre la voie au changement, à l’action appropriée et à la liberté contre les égoïsmes, les mesquineries et les ambitions qui méprisent l’autre dans sa nature et sa condition.

Il faut accepter une part de folie dans sa vie pas au sens de l’égarement de l’esprit ou d’un manque de jugement ou d’une absence de raison. Une folie au sens de l’affectivité qualifie, aussi, la nature humaine. La folie au sens du « lâcher prise » et d’une prise de risque permet le développement de l’être humain dans sa nature et sa condition. Cette folie permet le rêve et les possibles. Cette folie laisse la place à l’amour et à la poésie. Cette folie entraine la curiosité. Cette folie nous pousse vers l’autre, fait de nous des êtres attentionnés et aimants. Cette folie permet le désir et l’union. Cette folie produit la beauté, l’expression, la création.

L’absence de folie favorise l’expertise et le détachement.

Quand la société impose l’expertise, nous pouvons proposer l’expérimentation. Quand la société impose le détachement, nous pouvons proposer l’attachement. Quand la société impose la distance, nous pouvons proposer la présence.

Une structure sociale doit d’abord recréer du lien social dans le milieu. Il s’agit de favoriser des espaces d’expression, de coopération et de production afin de repenser la relation avec l’environnement et les personnes qui vivent dans cet environnement. Il s’agit, aussi, de penser l’autorité comme une force qui autorise et qui permet les initiatives. Il s’agit de bâtir une société du partage et de la transmission. Les forces du collectif se trouvent dans les individus et que les forces et les potentialités des individus se trouvent dans le collectif. Il faut du sens au vivre ensemble et au « faire société » à travers une communauté qui se construit dans le temps et avec la diversité.

En inscrivant l’action dans le temps et la durée nous pouvons proposer une lutte culturelle et éducative parce que le fatalisme social et éducatif n’est pas une option : en faisant le choix de la transformation et de l’amélioration des conditions de vie, en ne nous ne résignant pas.

La tristesse n’est pas une destinée, nous pouvons faire le choix de la joie, un monde tourné vers le commun mais un commun en lutte contre les dynamismes d’oppression, d’exploitation et de domination (ainsi que leurs articulations et leurs imbrications), un commun de destinées et de communautés, un commun qui a pour horizon l’émancipation.