Par Christophe Pruvot
Les aides aux vacances des plus pauvres sont conditionnées à la transmission de données personnelles avec un message clair de certains partenaires : contrôler que les « pauvres » n’abusent pas des aides distribuées (en partant plusieurs fois en vacances par exemple). L’aide alimentaire d’urgence oblige les associations à donner les informations des « bénéficiaires » concernant leurs conditions matérielles de vie et en même temps rigidifie les conditions du traitement de l’aide. La CAF demande aux associations des informations sur les publics sans que cela soit convenu auparavant dans les circulaires et les conventions. Les organismes publics annoncent que les données se croisent afin de surveiller les éventuels abus ou fraudes. Des procédures formelles sont en place dans les organisations et institutions publiques et on constate le développement de contrôles informels ou implicites. C’est aux associations d’éducation populaire, aux structures de l’animation socioculturelle, aux travailleurs sociaux et éducatifs qu’il est demandé de réaliser certains de ces contrôles qui prennent, la plupart du temps, la forme de transmissions de données ou d’informations. Il y a tension entre l’inconditionnalité d’un accueil, le non-jugement des personnes, la non-discrimination, la non-stigmatisation des publics et le fait d’organiser la méfiance dans la relation d’aide et d’accompagnement.
Les pauvres, les chômeurs sont des « fainéants », notre société connait « le cancer de l’assistanat », les pauvres « profitent du système », les pauvres sont « mieux soignés », les pauvres « payent tout moins cher », « la fraude aux prestations sociales est massive », « on vit mieux avec le RSA et les allocations qu’avec un SMIC », « quand on cherche du travail on en trouve » : des préjugés, des idées reçues qu’alimentent les discours politiques, les médias et qui favorisent le développement du contrôle social orchestré par un État néolibéral, accepté par l’opinion publique et intériorisés par un grand nombre de personnes (les personnes concernées également). Mais ces idées reçues sont des raccourcis « maladroits » qu’il n’est pas difficile de contrarier même avec les chiffres « officiels ». Voici quelques exemples : 50 % des personnes éligibles au RSA ne le touchent pas, plus d’un quart des assurés sociaux ont refusés de se soigner à cause du coût et du reste à charge, la fraude aux prestations sociales représentent 1% des situations, la différence entre un RSA et un SMIC va du simple au double, les plus pauvres bénéficient de tarifs sociaux pour certains services publics mais paient plus cher les services privés comme le logement (le prix au m2 est plus cher pour les petites surfaces). Ces informations peuvent se retrouver dans différents médias et notamment dans un article du Monde d’octobre 2017 1.
Il y a deux manières d’appréhender la notion de contrôle social : soit elle est perçue comme le liant de la cohésion sociale, soit elle est un moyen, une expression de la domination. Ceci étant posé, nous pouvons convenir que le contrôle social est un ensemble de mécanismes qui transmet les normes sociales en vigueur avec comme objectif de garantir un ordre établit, que les membres d’une société agissent et interagissent en conformité avec les codes, les règlements et les règles du système dominant. Le contrôle social doit inciter les comportements acceptables et contrecarrer tous comportements néfastes. Les droits et les intérêts des autres sont alors à préserver tout comme une forme de socialisation, de vivre ensemble, de lien social. Mais de quels droits et de quels intérêts parle-t-on ? Du droit de propriété « capitaliste », de l’intérêt des classes dominantes, du droit au profit, de l’intérêt économique, du droit d’exploitation, de l’intérêt marchand ?
Le contrôle social se manifeste par des procédures, des dispositifs, des process qui conduisent (par la méfiance) à une surveillance toujours accrue des individus et des groupes d’individus. Ce contrôle, cette surveillance aboutissent à des récompenses (institutionnalisées) ou à des sanctions. C’est ainsi que la société maintient une certaine stabilité sociale (ou paix sociale) et enraye les comportements dits déviants, les contestations, les désobéissances.
Par exemple à l’école : le « bon élève » reçoit un bon point, une image, les félicitations, est diplômé, fait des études supérieures. Le « mauvais élève » est puni, collé, viré des cours, passe en conseil de discipline, est exclu définitivement, il ne sera pas diplômé, il ne sera pas reconnu par le système. Le système l’aura banni. La société est excluante et le contrôle social participe à cette exclusion. Être le « bon » pour la société, c’est entrer dans le cadre, respecter le règlement, se conformer. Le « bon » est alors accepté mais le « mauvais » est rejeté parce qu’il est bruyant, il est indiscipliné, il bouge en classe, il est remuant, il conteste les règles (il les trouve injustes), il est différent, il s’exprime mal, il se tient mal, il est mal habillé, il n’a pas de goût, etc. Le « mauvais » est disqualifié.
Il faut, par le contrôle, corriger les individus. Il existe deux manières pour faire cela : punir les individus ou user de « pédagogie » (notons que la pédagogie dépasse le simple fait de faire de l’explication, la pédagogie doit permettre le développement d’une pensée ou d’un sens critique).
Il apparait important de se questionner. Qui contrôle ? Qui certifie ? Qui donne de la valeur au contrôle ? Qui va contrôler les contrôleurs ?
La société moderne a vu l’explosion des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Ces nouvelles technologies servent au développement de la surveillance et des contrôles : badges, cartes magnétiques, caméras, plateforme numériques, déclarations en ligne et la liste est longue. Cet encadrement des populations par ces procédures et des institutions spécialisées est organisé, en France, par un État qui anime et souhaite préserver un ordre établit. L’État s’est organisé en institutions, ces institutions fonctionnement avec des agents, ces agents surveillent, contrôlent et certifient. Ils sont « mandatés » (directement ou indirectement) par leurs institutions (par la volonté de l’État), ils classent (parfois insidieusement), ainsi, les individus dans des catégories sociales qui ouvrent ou non l’accès aux droits. L’obtention de droits sociaux est conditionnée au contrôle social. Certaines institutions contrôlent depuis longtemps nos sociétés, nos comportements, nos conduites. Ce contrôle formel est exercé « naturellement » par la police, la justice, même la religion (comme une forme de contrôle moral ou moralisateur). D’autres institutions exercent un contrôle moins formel comme la famille (par l’éducation et la morale également), l’école, l’entreprise, les services de l’État, les services exerçants un service public.
Il m’a été donné de voir et d’entendre de nouvelles formes de surveillance au sein des familles : des applications pour suivre son enfant, des caméras de surveillance dans le foyer, lire les « textos » de sa compagne ou son compagnon, mouchards électroniques et j’en passe. L’utilisation de ces méthodes ou moyens est souvent justifier pour de « bonnes raisons » et pour la sécurité des personnes auxquelles on tient. Mais derrière cette utilisation (souvent cachée), il faut souligner le passage d’une relation de confiance à une relation méfiante qui transforme la personne « aimée » en objet.
L’entreprise, aussi, est un mode de surveillance, de contrôle des horaires (pointeuse), des résultats (entretien annuel basé sur la réussite des objectifs). Les récompenses vont de paires : augmentations, primes, carrière facilitée. Il existe aussi, dans l’entreprise, le « bon » et le « mauvais » salarié. Le mauvais est celui que l’on va écarter, mettre « au placard » parce qu’il est contestataire (c’est le représentant syndical par exemple).
Si l’on revient à l’école, chacun d’entre nous se souvient du cahier de correspondance de collège ou du lycée. Ce carnet qu’il faut montrer pour entrer dans l’établissement, pour justifier d’une absence, pour justifier d’un rendez-vous. Lorsqu’un enfant entre dans une structure « extrascolaire », il faudrait lui demander la preuve de sa disponibilité à être là, s’il n’a pas cours, s’il n’est pas en train de « sécher ». Le contrôle de l’école s’exerce même en dehors de l’école. L’école comme l’entreprise deviennent les institutions de l’intégration, de la réussite, de l’inclusion. Se conformer aux règles de ces institutions est un faire-valoir d’une « vie bonne » en société et cela va passer par un contrôle qui valide ou exclut.
Les CAF pratiquent « des contrôles discriminatoires et abusifs » selon le collectif « Changer de CAP ». Ces contrôles entrainent la suspension des droits : des familles sans ressources 2. Les contrôles sont nombreux et touchent essentiellement les personnes en précarité. J’ai constaté lors d’une expérience longue (14 ans) dans une structure d’accompagnement social que les familles multipliaient les démarches pour retrouver leurs droits et subissaient les contrôles de plus en plus souvent.
La place du numérique dans le domaine du contrôle social a une place centrale aujourd’hui et le contrôle, lui-même, est plébiscité : il suffit de regarder les sommes astronomiques qui sont en jeu. En novembre 2022, la branche famille de la Sécu (autrement dit la CNAF) « a attribué 477 millions d’euros de contrat pour maintenir à niveau ses systèmes informatiques et développer la gestion numérique de ses dossiers » 3. La CAF est une institution spécialisée dans l’attribution de droits aux familles et aux personnes les plus pauvres, elle est aussi cette institution qui classe les familles, les personnes dans des catégories, qui certifie, qui attribue les droits et qui contrôle. L’exploitation des données permet de surveiller les pauvres grâce aux algorithmes. Le ciblage est fait sur les plus pauvres, les critères ciblent les situations changeantes et l’on sait que « la précarité va de pair avec des situations instables, changeantes et qui ne sont pas conformes aux catégories administratives » 4.
Depuis quelques années, un sujet s’ajoute et surajoute à la notion de surveillance : la fraude. Les personnes avant même d’être contrôlées vont être suspectées de fraude, d’abus. Ce qui justifie la surveillance et donc le contrôle. Cette suspicion généralisée va se diffuser dans l’opinion publique et les personnes vont intérioriser l’idée que la surveillance et le contrôle sont nécessaires car il y a ceux qui abusent et qui fraudent. Le phénomène d’auto-contrôle apparait dans les relations interpersonnelles. La confiance en l’autre n’est plus naturelle, elle est à la marge. Ce qui devient naturel c’est la méfiance. On se méfie de l’autre. Les salariés se jugent, se surveillent entre eux, ils ne se soutiennent plus en équipe, ils sont en compétition, en concurrence, ils se donnent des leçons, ils rejettent les problèmes sur leurs collègues. J’ai pu voir des personnes qui tendaient des pièges à d’autres personnes juste pour savoir si elles étaient vraiment compétentes dans leurs domaines (on teste pour avoir une idée de et sur la personne). Ainsi, on va simuler une panne électrique simple pour mesurer les compétences d’un électricien. On va tester ses collègues, sa famille, ses amis, ses connaissances (même les groupes de bénévoles dans les associations d’aide).
Les jugements, la surveillance, le contrôle s’exercent dans la vie quotidienne, dans les relations sociales, dans les groupes de personnes (dans la famille, dans les associations, dans les entreprises, dans la rue) et se diffusent de manière implicite à travers des remarques, des regards, des jugements, des moqueries.
L’apparition de l’idée de la fraude va amener une autre forme d’intervention pour les institutions : on va contrôler les contrôleurs par des audits, des contrôles internes, des contrôles externes par des consultants ou des cabinets conseils (on entre une nouvelle fois dans le système marchand et lucratif et on favorise un profit sans limites). La société va également imposer le contrôle de l’image en imposant à un groupe une identité, une représentation que les autres ont de ce groupe et pour le groupe lui-même adopte cette représentation et ses caractéristiques. Ce contrôle de l’image va justifier un contrôle social plus global pour lutter contre les dérives et les déviances. C’est l’idée que les chômeurs sont fainéants, que les pauvres abusent des aides sociales, les musulmans sont des ennemis de la république et tous les préjugés qu’il nous est possible d’entendre sur les différentes catégories sociales qui forment notre société.
Cette société de la surveillance et du contrôle pose des enjeux contradictoires pour le travail social dans un contexte social de plus en plus difficile : entre socialisation et émancipation d’un côté et domination, phénomène de pouvoir et autosurveillance d’un autre côté.
Les travailleurs sociaux et éducatifs doivent composer avec les normes mais se doivent de déployer des stratégies pour combattre les formes de contrôle social afin que leur travail soit vecteur d’émancipation. Pour autant, on demande à ces mêmes travailleurs sociaux de pointer les allocataires du RSA qui participent aux actions ou de transmettre des données personnelles lors des actions d’aides alimentaires : ces demandes sont bien entendues conditionnées aux aides financières, aux subventions allouées. Les associations d’éducation populaire, les centres sociaux, les services sociaux, les services éducatifs participent aux contrôles, à la surveillance des publics qu’ils accompagnent.
Contrôler les pauvres plutôt que lutter contre la pauvreté, c’est le sujet d’un dossier de la revue Alternatives Économiques de mars 2024 5. Face à la vérité toute faite véhiculée par différents partis politiques et relayée par l’opinion publique selon laquelle les pauvres abuseraient des aides sociales : ils fraudent. Quelques chiffres qui ressortent et qui permettent de lire autrement la réalité : les fraudes « sociales » individuelles sont estimées à un peu plus de 351 millions d’euros pour 48692 cas de fraudes soit 1% sur les contrôles réalisés.
Dans le même temps, la fraude fiscale 6 est estimée en 2022 à plus de 14 milliards. Mais ne nous trompons pas en ce qui concerne la fraude fiscale : en cette année 2024, Gabriel Attal (encore) Premier Ministre annonce un record de plus de 15 milliards de recouvrement pour l’année 2023 (le recouvrement n’est pas de l’argent qui entre dans les caisses de l’État mais une démarche de dialogue qui vise à réclamer cet argent). En mai 2023, Gabriel Attal (alors ministre délégué auprès du ministre de l’Économie) clame de médias en médias qu’il part en guerre contre la fraude fiscale. Mais comme l’écrit Monique Pinçon Charlot « les habitants des beaux quartiers sont restés sereins : ils savaient très bien qu’il ne s’agissait que d’un coup de communication » 7. L’autrice précise que le manque à gagner était estimé, en 2018, à 100 milliards d’euros. En effet, en janvier 2013, l’organisation syndicale SUD a publié une estimation du non-respect du droit fiscal s’élevant de 60 à 80 milliards d’euros par an (la fraude fiscale peut atteindre plus de 100 milliards) 8. Le calcul est rapide : 15 milliards c’est 15 % de la fraude estimée, c’est un manque pour l’État de plus de 85 milliards.
1,4 % de la richesse du pays suffirait pour éradiquer la pauvreté en France soit 37 milliards d’euros. C’est un chiffre énorme mais on peut le comparer à la somme « perdue » par la baisse des impôts accordée par la politique d’Emmanuel Macron depuis 2017 soit presque 60 milliards : c’est un choix de société ? Non ? Qui profite le plus de l’argent public ?
Surveiller et contrôler c’est réifier la personne, lui enlever son humanité, la considérer comme un individu sans lui reconnaître sa capaciter de penser, à agir par elle-même, pour elle-même, pour autrui et pour le monde.
Surveiller et contrôler, c’est fabriquer de « bons » citoyens, des individus qui entrent dans les cases et les normes d’une société qu’il n’est pas permis de penser, de critiquer, de vouloir transformer. Surveiller et contrôler c’est aller à l’encontre de l’émancipation. Par l’éducation populaire politique et les pédagogies émancipatrices, les travailleurs sociaux et éducatifs doivent combattre l’idée même du contrôle social qui tend à soumettre, à dominer, à oppresser certaines populations et catégories sociales « fabriquées ». Ce combat passe par le refus de transmettre les données, transmettre des données incomplètes ou modifiées, écrire, dénoncer les mécanismes, annoncer aux personnes concernées qu’elles sont contrôlées (et pourquoi ce contrôle existe), organiser des temps d’explications et d’analyse avec les personnes et organiser des contre-pouvoirs, jouer le jeu mais s’arranger et tricher, user et imaginer des stratégies, mettre des grains de sable dans les engrenages, saborder et toujours avoir un zest de piraterie.
- https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/10/17/assistes-profiteurs-paresseux-en-finir-avec-les-cliches-sur-les-pauvres_5201892_4355770.html ↩︎
- https://changerdecap.net
A retrouver aussi dans le n°424 de la revue « Le un hebdo » article « Kafka à la CAF » ↩︎ - Sources : article du journal Libération du 5 janvier 2023 ↩︎
- Revue Alternatives Économiques de mars 2024. ↩︎
- Surveiller et punir les pauvres. Dossier de la revue Alternatives Économique n°444 de mars 2024. Comment le gouvernement s’attaque aux plus précaires. Combien cela coûterait de vraiment lutter contre la pauvreté. Pages 30 à 42. ↩︎
- La fraude fiscale est une action illégale qui consiste à éviter de payer tout ou une partie de ses impôts à l’État. ↩︎
- Pinçon Charlot, M., Le méprisant de la république, Textuel, 2023 ↩︎
- https://solidairesfinancespubliques.org/le-syndicat/media/presse/2786-la-fraude-fiscale-nuit-gravement-nouveau-rapport-du-syndicat-solidaires-finances-publiques.html ↩︎