Par Christophe Pruvot
La pédagogie sociale 1 (pédagogie émancipatrice) et la puissance d’agir 2 (éducation populaire) ont été au cœur des pratiques et des réflexions d‘une association d’éducation populaire (centre social, espace de vie sociale, organisme de formation, recherche) qui se situe dans une ville moyenne du le Pas-de-Calais. Pour ouvrir les possibles, pour permettre les initiatives, pour créer des liens de solidarités, pour construire un contre-pouvoir… pour redonner du sens au travail social et éducatif… pour affirmer un projet politique.
Les années passées dans l’animation socioculturelle m’ont amené à prendre la direction d’un centre social en 2010 puis de développer un espace de vie sociale en pensant que ces lieux de l’animation de la vie sociale pouvaient s’inscrire dans une démarche d’éducation populaire, d’éducation intégrale ou d’animation globale. J’ai appris à œuvrer et à manœuvrer avec les institutions et leurs injonctions… Mais, c’est en formation (un MASTER en sciences de l’éducation) que j’ai pu me recentrer sur mes pratiques et le sens de nos actions. Alors, je me familiarise avec la recherche, je croise (ou recroise) la théorie et certains concepts qui m’amènent à interroger ma vision du monde. C’est une approche en philosophie sociale et/ou politique, un plongeon dans le constructivisme 3 et l’existentialisme 4 qui nourrissent ma réflexion et finalement remettent en cause certaines méthodes d’interventions, la notion de projet, le développement social local (qui institutionnalise et qui pousse à l’adaptation alors que l’enjeu est la transformation sociale), la participation… Engagé dans un processus de recherche action, d’autres approches et « concepts », nourrissent d’une part, ma pratique dans un va et vient constant entre théorie et pratique. Insatisfait, je doute de la valeur « démocratie », je bouscule mes pratiques, je fais tomber certaines barrières, je travaille sur mes freins et mes « limites ». Les institutions sont en crise, la démocratie est malade, les travailleurs sociaux ne trouvent plus de sens à leurs actions, les personnes sont rangées dans des cases… Il y a une crise de la confiance, de la reconnaissance… Pourtant, je reste persuadé que l’engagement et le collectif sont les moteurs pour continuer sur le chemin d’un monde plus juste, plus équitable, plus humain…
C’est en alliant théorie et pratique et gonflé d’énergie que j’ai abordé différemment mon métier. L’association dont je vais devenir le directeur devient alors un terrain de recherche-action 5. Une recherche sensible à l’écoute, à la coopération et à la création avec les habitants « experts » de leur territoire et attentifs aux transformations produites par la démarche. En dépassant une approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir, nous avons expérimenté de nouvelles formes de démocratie dans le centre social et aujourd’hui dans l’association. La pédagogie sociale (inspirée de pédagogues comme Freinet, Freire, Korczack) a ouvert le champ des possibles. C’est tout le projet du centre social qui a été impacté. Ce sont toutes les postures des professionnels qui s’en sont trouvées bouleversées. Un énorme travail sur les pratiques, sur le sens, sur l’éthique, sur les postures, sur l’engagement a mieux défini le travail associé au centre social. Celui-ci étant défini aujourd’hui comme une rencontre intersubjective entre les acteurs du projet quel que soit leur statut 6. Il devient une occasion de nouveaux possibles et se construit de manière permanente. C’est la relation (affective, authentique, sincère, affectueuse) qui est devenue l’enjeu premier de toutes nos interventions : créer des liens de solidarité pour permettre les initiatives et l’action collective. Les personnes sont accueillies dans leur entièreté et leurs multiples dimensions, affectives, émotionnelles, psychiques, physiques, sociales. Pour nous, acteurs engagés (professionnels et bénévoles), il fallait donner les moyens d’agir aux habitants, il fallait travailler l’appropriation, il fallait parler de pouvoir, il fallait construire des contre-pouvoirs à l’interne du centre social, du projet et à l’externe. Il fallait mettre le débat au centre des préoccupations. Il fallait mettre au jour nos contradictions. Il fallait dépasser la notion de participation, la notion d’activités et de services… Il fallait parler de transformation, d’amélioration. Il fallait parler de confiance et d’amitié. Il fallait en parler pour que ça existe. Il fallait en parler pour mettre en œuvre, pour agir et pour travailler ensemble. Nous avons autorisé, nous avons facilité, nous sommes sortis de nos zones de conforts, nous avons laissé la place aux habitants, nous avons rejoints les habitants, nous avons donné des rôles, nous avons laissé la place, nous avons permis les responsabilités, nous avons fixé un cap, nous avons mis en place une organisation. Nous avons donné les clés, ici et maintenant et pour aujourd’hui et pour demain.
En pratique, cette démarche donne les moyens aux initiatives des habitants et donne le pouvoir de décision aux collectifs d’habitants. Elle permet aux habitants de s’approprier les lieux et de laisser une place importante à la rencontre et à la relation.
Cette nouvelle forme de démocratie et nos interventions en pédagogie sociale ont produit une organisation collective porteuse de sens pour le territoire. Mais comment ? En mettant le débat au cœur de nos discussions et de nos prises de décisions. On évite le vote mais on pratique l’arbitrage. En donnant du pouvoir aux collectifs d’habitants hors des instances classiques. En donnant accès aux ressources aux habitants et aux bénévoles qui portent une action. Les habitants ouvrent et ferment le centre social. Les habitants ont accès aux moyens de paiement. En réunissant régulièrement (une fois par semaine) les administrateurs, les salariés, les bénévoles dans des « réunions » d’équipe. En laissant de la place dans les plannings et les salles pour la rencontre avec les habitants, les bénévoles et ce toutes les semaines. Une démocratie vivante au quotidien, c’est un Conseil d’Administration composé d’habitants exclusivement. Ce sont des candidats aux postes d’administrateurs plus nombreux qu’il n’y a de postes disponibles (une véritable campagne électorale à l’approche de l’assemblée générale, 27 candidats impliqués au quotidien dans l’association pour 18 postes en 2020, ce sont 13 candidats pour 8 postes vacants en 2021, 11 candidats pour 6 postes vacants en 2022). C’est un nouveau mode de gestion pour le centre social en 2018 (une cogestion qui laisse la place aux habitants pour piloter le projet en ayant les moyens et en ayant accès aux ressources). C’est un nouveau projet d’animation de la vie locale emmené par des habitants (un espace de vie sociale comme terrain d’expérimentation du don et de la gratuité). C’est un projet non pas transversal mais décloisonné (les secteurs sont fondus et confondus). C’est un accueil porté par toute l’équipe des salariés et par des bénévoles. C’est un accueil qui a abandonné l’esprit de guichet dans les pratiques. Ce sont des rencontres. Ce sont des moments créés et repris sur le temps. Ce sont des relations fortes, sincères, authentiques entre les salariés, les bénévoles, les administrateurs, les habitants… Ce sont des collectifs autogérés. C’est un accompagnement à la scolarité imaginé comme une classe Freinet. C’est une écriture de projets laissant une place importante à des méthodes d’animation collaboratives 7. C’est une organisation et un cap qui s’ajustent en allant, une identité collective d’une communauté qui se bâtit, qui se construit chemin faisant, pas à pas, au quotidien dans la diversité, dans la joie, dans le travail… avec de l’espérance et beaucoup d’amour.
Les actions et projets de l’association n’entrent pas facilement dans les « cases » des dispositifs et des appels à projets. Ce système marchandise le travail éducatif et détourne le sens de l’éducation populaire. On préfère la norme, la conformité, la « bonne » citoyenneté à l’émancipation ou à l’esprit critique. On préfère la réussite individuelle à l’approche collective. On préfère mesurer l’impact que créer de la valeur humaine. Alors pensant tordre les dispositifs, on peut tordre nos actions pour rentrer dans les cases pour satisfaire les exigences, les objectifs des différentes politiques publiques et des institutions. Ce jeu, nous ne l’avons pas choisi mais nous le pratiquons par nécessité, pour obtenir des moyens : matériels, structurels et financiers. C’est l’argent et le besoin d’argent pour fonctionner, pour faire vivre notre communauté qui nous obligent à jouer, à adapter, à tricher parfois. Ce jeu rend nos structures précaires, nous quémandons, nous « prions » pour obtenir des moyens toujours insuffisants mais toujours plus contraignants dans les règles d’attribution, dans les comptes à rendre, dans les relations conventionnées, dans la contrepartie. Il est là, aussi, le combat : satisfaire les partenaires, les bailleurs de fonds, répondre aux injonctions tout en trouvant ce jeu « ridicule », éloigné des préoccupations et de la réalité des personnes vivant dans les quartiers populaires. Mieux on connait les codes mieux « ça passe ». Plus on va dans le sens de l’institution plus on obtient de moyens. Plus on développe une pensée critique, plus on comprend les mécanismes de dominations, plus on explique les inégalités : plus on se heurte aux logiques néolibérales et plus les moyens nous manquent. Plus notre action est politique, plus l’éducation est émancipatrice, plus nous nous éloignons, plus nous nous isolons. Mais plus nous sommes convaincus de la nécessité de durer et de continuer. Notre démocratie est liée au conflit, à la confiance, à la lutte contre toutes les formes d’oppression. Nous devons toujours avoir ce zest de piraterie pour ne jamais accepter la violence de la misère, du racisme, du sexisme, de la pauvreté, de la précarité. Alors, nous tricherons quand cela sera nécessaire, nous jouerons le jeu tant que celui-ci ne nous aveugle pas parce que chacun doit pouvoir mener une vie bonne (une vie vivable) dans des institutions justes (et non excluantes)8.
En 2024, l’association portait un projet de centre social, un espace de vie sociale, un organisme de formation et développe un axe de recherche. L’équipe de professionnels a bougé, elle est en mouvement : toutes et tous ne restent pas. Entre les bénévoles, les administrateurs et les salariés il existait une stabilité qui assurait aux « publics » une sécurité, une confiance et des relations durables. Cette stabilité est incertaine et fragile, elle se heurte à la précarité des structures de travail social et éducatif qui subissent les contraintes (et financements sous contraintes) des politiques publiques.
- La pédagogie sociale a été théorisée en France par Laurent Ott. Ott, L. , Pédagogie sociale : une pédagogie pour tous les éducateurs, Chronique sociale, 2011 ↩︎
- La notion de puissance d’agir est amenée par Christian Maurel. Maurel C., Éducation populaire et puissance d’agir : les processus culturels de l’émancipation, éd Paris L’Harmattan, 2010 ↩︎
- Le constructivisme se rapporte à l’apprentissage et admet que la connaissance est élaborée par l’apprenant. Nous nous construisons et construisons notre vision du monde en pensant, en réfléchissant les expériences que nous vivons. ↩︎
- L’existentialisme est une théorie philosophique (et littéraire) qui affirme que l’essence de l’être humain n’est pas déterminée par un dieu pour une autre force transcendantale mais par son existence, ses actions, son expérience, ses choix, sa liberté. En France, c’est Jean Paul Sartre qui est le principal représentant de cette théorie. ↩︎
- La recherche action est une action délibérée de transformation (qui cherche un changement concret dans le système social) et de production de connaissance (avec les personnes concernées). C’est une action inscrite dans une réalité qui suppose que les chercheurs ne sont pas seulement issus des laboratoires universitaires mais sont aussi sur les terrains de l’expérimentation, dans les quartiers. ↩︎
- Pour la définition du travail associé, je me rapporte aux travaux de recherche de Marie Nowicki, docteure en sciences de l’éducation. Thèse de Marie Nowicki (soutenue en 2022 : « Le travail associé en centre social : l’entrelacement d’histoires individuelles et collectives : Histoire de vie de communauté du centre social la Maison Pour Tous de Lillers ». ↩︎
- L’association se « soumet » tous les 4 ans (au moins) l’écriture de projets sociaux. Cette méthode projet est très éloignée de nos pratiques de recherche-action dont nous nous prévalons. Seulement, écrire des projets sociaux en respectant « la norme » institutionnelle nous permet d’obtenir des moyens financiers et les labels « centre social » et « espace de vie sociale » (labels ou agréments distribués par la CAF). ↩︎
- Les notions de vie bonne et vie vivable sont empruntées à la philosophe Judith Butler. Butler, J., Worms, F., Le vivable et l’invivable, éd. PUF, 2021 / Butler, J., Qu’est-ce qu’une vie bonne, éd. Rivages, 2020 ↩︎