,

Le cercle vicieux de l’accueil : quand les institutions fabriquent l’exclusion


Par Christophe Pruvot

On part d’un récit, on regarde une situation

Un jeune homme de 25 ans, originaire d’Afrique, arrive en France avec l’espoir de poursuivre des études. Son projet est clair : il souhaite s’inscrire à l’université pour construire un avenir. Mais très vite, il se retrouve pris dans les engrenages d’un système administratif opaque et indifférent.

Arrivé sans ressources, ayant déjà subi des vols et de mauvais conseils, il doit affronter seul un parcours semé d’embûches. L’université lui remet un dossier d’inscription, assorti de frais qu’il n’est pas en mesure de payer. Pour déposer ce dossier, il doit effectuer un déplacement coûteux en train (une heure de trajet), mais une fois arrivé sur place, on lui explique qu’il n’est pas venu au bon créneau et qu’il doit revenir.

Sans logement stable, sans réseau, il se retrouve dans un cercle vicieux : pour bénéficier d’aides sociales ou d’un logement étudiant, il doit d’abord prouver son inscription. Mais pour s’inscrire, il lui faut avancer des frais qu’il n’a pas. Les institutions, chacune cloisonnée dans son périmètre, se déclarent impuissantes. Aucune ne prend la responsabilité d’assurer un accompagnement global.

Un centre social, en bout de chaîne, se retrouve à jouer le rôle de palliatif : accompagnement administratif, aide aux déplacements, avance des frais d’inscription. Face à cela, le jeune homme, méfiant et fragile, exprime des craintes à l’idée d’avoir une dette envers le centre social, ce qui illustre à la fois son insécurité matérielle et la défiance générée par les expériences vécues.

Cette situation met en lumière plusieurs mécanismes de violence institutionnelle.

La logique du labyrinthe administratif
Les institutions fonctionnent en silos, chacune exigeant des preuves que seule une autre peut délivrer. Cela produit un cercle sans issue : pas d’aides sans inscription, pas d’inscription sans argent, pas d’argent sans aides. La cohérence globale est absente, et l’individu se perd dans des contradictions kafkaïennes.

La mise sous conditions comme violence
L’accès aux droits est conditionné à des démarches inaccessibles pour les plus vulnérables. Ce n’est pas un manque ponctuel d’aide, mais un système organisé qui crée de l’exclusion : il faut prouver sa légitimité, avoir déjà des ressources, respecter des calendriers, maîtriser des codes. Ceux qui ne les possèdent pas sont exclus d’emblée.

La délégation implicite au secteur associatif
Les institutions publiques, incapables d’assurer un accueil humain et une continuité, se déchargent sur les associations, les centres sociaux, ou même la bonne volonté des travailleurs sociaux. Ce sont eux qui avancent les frais, qui accompagnent physiquement, qui prennent des risques financiers et humains. Le service public, au lieu d’assumer sa fonction protectrice, organise sa propre défaillance.

La fabrique de la précarité et de la peur
Reconnaître une dette même de manière informelle, l’impossibilité d’accéder à des droits sans contrepartie préalable, l’instabilité du logement : tout cela produit de l’angoisse, de la défiance et une insécurité permanente. Le système fabrique non seulement de la précarité matérielle, mais aussi une précarité psychique et relationnelle.

Une violence sourde et structurelle
Rien ici n’est le fruit d’un geste violent explicite. Personne ne frappe, personne ne rejette frontalement. Mais tout, dans le fonctionnement institutionnel, produit du rejet. C’est une violence froide, bureaucratique, qui nie la dignité des personnes et qui transforme un projet d’avenir en parcours d’humiliation.

Ce que cette situation nous dit de nos institutions.

Ce cas illustre la manière dont nos institutions, au lieu de protéger et d’accompagner, organisent des épreuves qui découragent et brisent. La violence institutionnelle n’est pas un accident : elle est produite par un système qui place la condition, la suspicion et le cloisonnement au cœur de son fonctionnement. Certaines association, certains centres sociaux, derniers recours, absorbent les chocs, mais au prix d’un épuisement et d’un déplacement de responsabilités.

Cette histoire est un miroir : elle nous dit que dans la société actuelle, l’accès aux droits n’est pas pensé comme un droit, mais comme un privilège réservé à ceux qui savent déjà se débrouiller, à celles et ceux qui ont accès à certaines ressources, à ceux qui ont un statut reconnu par les institutions.

La suite de l’histoire, la poursuite du récit.


Le jeune homme, désormais inscrit à l’université et logé, poursuit son cursus avec une stabilité matérielle et administrative retrouvée. Pourtant, ce succès apparent ne doit pas masquer les traces laissées par le parcours précédent. Chaque étape franchie a été le fruit d’un accompagnement intensif et souvent improvisé du centre social : avances financières, déplacements organisés, mise en relation avec des connaissances, recherche de logement temporaire. Ces gestes, bien que porteurs de solutions concrètes, révèlent que ce sont des relations humaines et des réseaux de solidarité qui suppléent le dysfonctionnement des institutions.

La situation met en lumière le décalage entre le cadre institutionnel et la réalité vécue des personnes vulnérables. Le centre social n’a pas seulement fourni une aide ponctuelle : il a créé un chemin balisé dans le labyrinthe bureaucratique, transformant des obstacles insurmontables en étapes franchissables. Mais ce chemin reste fragile, dépendant de la disponibilité et de la volonté des travailleurs sociaux, et non d’un système stable et prévisible.

Une analyse critique

Le rôle ambivalent du centre social.
Le centre social devient un acteur central du parcours du jeune, mais cette centralité révèle à quel point les institutions formelles sont en défaillance. Ce rôle ambivalent est lourd de conséquences : il permet l’accès aux droits, mais déplace la responsabilité du service public vers l’associatif, souvent sans reconnaissance institutionnelle ni moyens adéquats. Le centre social joue ainsi le rôle d’“assurance sociale improvisée”, absorbant les risques financiers et humains que le système public refuse de prendre.

La fragilité du soutien individuel.
L’histoire montre que la réussite du jeune n’est pas le fruit d’un système, mais d’une attention singulière et personnalisée. Cette singularité est précieuse mais éminemment fragile : elle dépend d’une rencontre, d’une confiance instaurée, de l’engagement de quelques personnes. Elle illustre la dépendance à l’aléatoire, là où l’institution devrait garantir la stabilité et l’égalité d’accès aux droits.

La symbolique de la dette et de la confiance.
Le jeune a voulu que l’avance financière soit un prêt et non un don, ce qui révèle une logique de dignité et de réciprocité. Même lorsqu’une institution ou une association agit pour soutenir, les personnes vulnérables peuvent ressentir la nécessité de rester “en règle” ou de ne pas dépendre de la charité. Cela souligne combien la précarité et la bureaucratie créent des tensions psychiques supplémentaires, et combien le respect de la dignité est central pour un accompagnement réellement émancipateur.

La persistance de la violence institutionnelle structurelle.
Même après la résolution pratique de ses problèmes, le jeune demeure marqué par le circuit d’obstacles qu’il a dû franchir. La violence institutionnelle n’est pas seulement ponctuelle : elle se manifeste dans la nécessité de naviguer entre des systèmes cloisonnés, dans l’insécurité générée par l’absence de continuité et dans la dépendance à l’intercession de tiers. Le parcours du jeune montre que la sortie de l’exclusion est possible, mais reste l’exception et non la norme, grâce à des ressources humaines et relationnelles qui compensent les manques du système.

Et maintenant si on résume.

Ce récit illustre que l’accès aux droits et aux opportunités dans notre société est souvent conditionné à la capacité des individus à mobiliser des réseaux, à naviguer dans la complexité administrative et à recevoir un accompagnement personnalisé. Le centre social, par son engagement, a transformé un parcours impossible en une trajectoire de réussite, mais cette réussite est fragile et repose sur des mécanismes informels et précaires. Le cas montre à quel point la dignité, l’accompagnement humain et la solidarité sont essentiels pour contrer les effets de la violence institutionnelle, et souligne la nécessité de repenser les dispositifs publics pour qu’ils garantissent réellement l’accès aux droits, de manière stable, prévisible et universelle.

Manifeste contre la violence institutionnelle et pour l’émancipation

J’affirme que l’accès aux droits, à l’éducation, au logement et à la dignité ne doit pas dépendre de la chance, de la débrouillardise ou de la générosité d’autrui.

J’affirme que la bureaucratie cloisonnée, la mise sous conditions des aides et la fragmentation des services publics produisent de l’exclusion, de la peur et de la précarité, même lorsqu’aucune violence physique n’est exercée. Cette violence, froide et systémique, nie la dignité des personnes et brise les projets de vie avant même qu’ils ne commencent.

Je dénonce la délégation implicite au secteur associatif : les associations, les centres sociaux et les travailleurs sociaux ne doivent pas pallier les défaillances d’un système public qui abandonne ses responsabilités. Leur rôle n’est pas de compenser l’indifférence bureaucratique, mais de soutenir l’émancipation collective dans un cadre qui leur assure des moyens, des droits et une reconnaissance.

Je revendique un système qui :

  • Garantisse l’accès inconditionnel aux droits à toutes et tous, sans preuves préalables, sans avance de frais et sans condition d’appartenance ou de statut.
  • Permette un accompagnement humain et continu, là où les institutions échouent, sans que cela repose sur l’aléatoire des rencontres ou des réseaux personnels.
  • Transforme la bureaucratie en outil d’émancipation et non d’exclusion, en intégrant la coordination, la simplicité et la clarté dans l’accès aux services.
  • Reconnaisse et soutienne les structures sociales et solidaires, en leur donnant les moyens de garantir la continuité, la dignité et la sécurité des parcours des personnes.

J’appelle à une société où les droits ne sont pas des privilèges, où l’injustice administrative ne condamne plus des projets de vie, et où la solidarité n’est pas un supplément d’âme mais un fondement collectif.

Je refuse que l’exception devienne la norme : chaque jeune, chaque adulte, chaque famille doit pouvoir construire sa vie sans être enfermé dans un labyrinthe administratif ni contraint par la peur et l’incertitude.

Je crois en une action collective : réformer les institutions, renforcer les réseaux sociaux et associer les personnes concernées à chaque décision qui touche leur vie. Ce n’est pas un geste charitable : c’est une exigence de justice, de dignité et de démocratie.

Il nous faut une société qui ne fabrique pas l’exclusion, mais qui fait exister l’émancipation.