Penser pour agir : la philosophie au service du travail social


Par Christophe Pruvot

Une expérience de formation singulière

Dans une époque marquée par l’urgence, les procédures, et la standardisation des pratiques éducatives, faire une place à la philosophie dans la formation des travailleurs sociaux peut apparaître comme une utopie. Et pourtant, ce pari a été relevé avec justesse par les étudiant·es en formation de moniteurs éducateurs et d’éducateurs spécialisés à l’AFERTES AVION (promo 2023/2024), qui ont produit collectivement un article de réflexion après six séances de philosophie appliquée au travail social.

Le texte qu’ils et elles ont écrit est bien plus qu’un simple compte rendu de formation : il est un acte de pensée, un geste d’engagement. Il montre que philosopher n’est pas un luxe réservé aux amphithéâtres universitaires, mais une nécessité dans l’exercice de métiers traversés par l’humain, les contradictions, les normes sociales et les inégalités.

Ce que dit le texte : la philosophie comme boussole éthique et politique

Dès les premières lignes, les étudiants posent une hypothèse forte : le travailleur social ne peut exercer sans une réflexion sur le monde. Ils affirment que la philosophie n’est pas un supplément d’âme mais une alliée du quotidien professionnel.

Ils reviennent sur la définition du travail social, en insistant sur ses finalités : émancipation, cohésion sociale, respect de la diversité, pouvoir d’agir. Cette vision politique et émancipatrice du métier trouve naturellement un écho dans la philosophie, entendue ici comme outil de questionnement, d’interrogation des évidences, et de construction de sens.

Trois apports majeurs de la philosophie sont particulièrement développés :

Éthique en contexte : penser pour agir sans trahir

Loin d’un code figé ou d’une morale descendante, l’éthique apparaît ici comme une exigence vivante, toujours en tension, toujours à redéfinir. Elle relie la pensée à l’action, l’idéal à la réalité, l’individu à la communauté. Dans le champ du travail social, où les dilemmes sont fréquents, les injonctions multiples, et les équilibres fragiles, l’éthique permet de maintenir un cap, sans céder à l’automatisme ou au cynisme.

Elle oblige à penser le sens de nos actes, à confronter nos convictions aux situations concrètes, à partager une délibération collective. Elle est aussi une manière de résister aux logiques normatives qui dépolitisent les pratiques. Penser éthiquement, c’est habiter sa responsabilité professionnelle avec vigilance, lucidité, et parfois désaccord. C’est choisir, au sein du réel, ce qui reste juste.

Résister à l’oppression et penser l’émancipation : un apport politique et critique

La philosophie est ici mobilisée non comme une consolation, mais comme un levier de lucidité. Face aux souffrances sociales, aux oppressions vécues, à la dépossession parfois induite par les institutions elles-mêmes, elle offre des outils pour interroger les normes, déconstruire les évidences, et faire émerger d’autres possibles.

Elle permet de passer du sentiment d’impuissance à une pensée critique, de transformer la plainte en questionnement, de redonner du pouvoir d’agir par la compréhension. En ce sens, philosopher, c’est s’armer intellectuellement pour mieux affronter les contradictions du monde, et ne pas les subir en silence. C’est un geste politique, au sens où il rend possible une parole située, une subjectivité active, une capacité à dire « non ».

Dialoguer pour exister ensemble : la parole comme pratique sociale

La philosophie, telle que l’ont expérimentée les étudiant·es, n’est pas affaire de discours abstraits : elle est dialogue, confrontation, altérité. Philosopher, c’est apprendre à se taire pour écouter, à formuler une pensée dans l’échange, à douter de ses propres certitudes. Ces postures sont au cœur du travail social, qui exige une présence à l’autre, une capacité à entendre ce qui se dit et ce qui ne se dit pas.

Le dialogue est ici envisagé non comme une technique, mais comme une éthique relationnelle. Il permet de construire une relation éducative qui ne soit ni domination ni distance, mais co-présence. C’est dans ce va-et-vient entre les paroles, les silences, les conflits d’interprétation, que peuvent se tisser des liens de confiance, de reconnaissance, de transformation. Le dialogue est un espace où l’on devient sujet à plusieurs.

Ce que cela produit chez les étudiants : penser sa pratique, affûter sa conscience

Cet article témoigne d’une transformation discrète mais réelle. Les étudiants s’emparent des concepts pour interroger leur posture professionnelle. Ils découvrent que la pensée peut les aider à affronter les paradoxes de leur futur métier, les tensions entre valeurs personnelles et cadre institutionnel, entre accompagnement et contrôle, entre empathie et neutralité.

Ils montrent que la philosophie développe un esprit critique, une capacité à interroger ses propres pratiques, offre une ouverture d’esprit, nécessaire à l’accueil de la complexité humaine, favorise l’intelligence collective et la coopération dans les équipes et permet de mieux comprendre les logiques institutionnelles et les enjeux sociaux.

Ainsi, la philosophie n’est pas abordée comme un simple savoir théorique, mais comme une force d’agir, une manière de tenir debout dans l’incertitude.

L’intérêt de cette démarche pédagogique : un apprentissage transformateur

Ce travail illustre toute la richesse d’un enseignement qui ne se contente pas de transmettre, mais qui engage à penser. La philosophie, ici, devient une pédagogie en acte : non pas un corpus figé, mais une pratique vivante, collective, qui relie les savoirs, les vécus et les engagements.

Pour les étudiants, cette expérience leur permet de lier pensée et action, d’éprouver le sens de leur formation, de s’approprier une parole professionnelle et de se construire comme sujet agissant dans un monde complexe.

Pour les formateurs, c’est un exemple fort de ce que peut produire une pédagogie critique et réflexive. Une telle démarche crée les conditions d’une formation engagée, qui donne le goût de penser et d’agir ensemble.

Conclusion : philosopher, c’est déjà résister

Dans une période où les métiers du social sont menacés de technocratisation, de dépolitisation et de perte de sens, redonner place à la philosophie est un acte de résistance. Les étudiants de l’AFERTES nous rappellent que penser, c’est déjà transformer. Leur article est à la fois un manifeste, un témoignage et une promesse : celle d’un travail social habité, lucide et vivant.

ET JE VOUS LAISSE DECOUVRIR L’ARTICLE DES ETUDIANTS.

La philosophie et le travail social

Par les étudiant.es de l’école de travail social AFERTES – Avion. Promo 2023/2024 ES1 – ME1 (Éducateur.ices Spécialisé.es – Moniteur.ices Éducateur.ices)

Nous postulons que la philosophie s’intéresse à la société et que le travailleur social a le devoir de s’intéresser à la société. Alors il est de bon ton de se demander si ce travailleur social peut exercer son métier sans une réflexion sur le monde et sur le milieu dans lequel il évolue ? Ce même travailleur peut-il travailler sans la philosophie ? Nous proposons, ici, de voir la philosophie comme l’alliée du travailleur social.

Notre vision du travail social

Le travail social se définit comme étant une discipline et une pratique professionnelle qui permet le changement et le développement social, le pouvoir d’agir, la libération des personnes et la cohésion sociale. Au cœur du travail social, nous retrouvons les principes de justice sociale, de responsabilité sociale collective et de respect des diversités, et de droit à la personne. Le travail social encourage les structures et les personnes à relever les défis de la vie et agit pour améliorer le bien-être de tous. Il est étayé par les théories des sciences de l’éducation et des sciences humaines en général, par les connaissances et les théories du travail social. Afin d’effectuer au mieux son métier, le travailleur social doit nouer des relations où la confiance et l’adhésion sont indispensables. A l’inverse, le travailleur se retrouve limité dans son travail lorsque ces notions ne sont pas présentes : nous parlerons alors d’aide contrainte. 

Les travailleurs sociaux se répartissent en plusieurs domaines : l’aide sociale, l’éducation spécialisée, les services à la personne, le développement local, l’insertion professionnelle, etc.

Et la philosophie dans tout ça ?    

A elle-même la philosophie est une multitude de choses, de visions, de questionnements et de réponses. Depuis des milliers d’années elle existe et accompagne chaque génération, elle berce plusieurs domaines pourtant différents : l’éthique, l’esthétique, la métaphysique, l’ontologie, l’astronomie, etc.

En vérité la philosophie ne peut pas se caractériser et se définir seulement à travers les domaines qu’elle traverse car elle est aussi vaste et riche de chaque questionnement humain. La philosophie ne se résume pas en une seule “pauvre” définition que l’on apprend au lycée ou encore à la fac. Elle s’étend à tous les domaines de l’action et du savoir, elle embrasse la faculté des lettres et celle des sciences. Dans la philosophie, il y a plusieurs philosophies d’où la complexité et l’étendue immense de ce champ de la connaissance, du savoir et de la réflexion. 

Au sens antique, le philosophe est la personne qui « cherche la vérité et cultive la sagesse » : comme Socrate, Platon, Epicure, Lucrèce ou encore Sénèque. Mais à notre sens et à l’heure actuelle chacun de nous dès lors qu’il se pose des questions sur un sujet ou un problème est philosophe. 

La philosophie est donc progressive avec le temps et est bien plus qu’une science bien cadrée. Elle nous accompagne chaque jour, d’autant plus dans cette société constamment en mouvement qui secoue les mœurs, les questionnements, les idées et les avis de chacun.

L’éthique : un lien entre la philosophie et le travail social

La philosophie est un outil méthodologique qui permet de se remettre en question et de mettre du sens à nos actions grâce à l’éthique. La réflexion éthique est un élément crucial dans le champ du travail social, elle se reflète non seulement dans les pratiques mais aussi dans les objectifs à atteindre. 

Les travailleurs sociaux sont confrontés à des situations complexes où ils doivent travailler aux équilibres (et déséquilibres) des besoins de l’individu, de la famille et de la société.

Ainsi l’éthique permet de les guider dans leurs pratiques, assurer la protection des droits des personnes accompagnées et maintenir la confiance du public. Chacun peut avoir sa propre éthique mais dans le travail social, il faut que celle-ci soit commune à une équipe, à un corps ou à une communauté. L’éthique se différencie de la morale qui nous est imposée par les mœurs et les croyances. L’éthique est une réflexion sur ce qui bien ou mal, sur ce qui est bon ou mauvais en fonction d’un contexte et des personnes (en contexte) : c’est penser la « morale » et la manière de vivre à partir de ce que l’on est et de ce que l’on a dans notre « intérieur ». Certains résistent avec leur éthique individuelle ou collective pour continuer à exercer leur métier selon leur conscience personnelle. 

Nous pouvons ainsi dire que ce qui permet le lien entre la philosophie et le travail social c’est l’éthique.

La philosophie un remède à la souffrance des publics :

La philosophie amène à la réflexion critique, elle incite à réfléchir sur les normes, les croyances et les valeurs. La philosophie peut être comparée à une médecine « douce » pour combattre les maux de « l’âme » et de l’esprit ; en offrant des réflexions profondes (en dépassant les opinions) et des perspectives nouvelles. Elle aide à mieux penser et donc (peut-être) supporter notre condition, à mieux lutter contre « l’affection » et l’oppression dont nous sommes victimes et nous permettant l’émancipation. 

Le recours à la philosophie dans le cadre d’un soutien aux personnes « souffrantes » ne peut cependant être envisagée sans qu’auparavant ait été développée une réflexion sur le sens même de la philosophie et sur la place qu’occupe l’éventualité de la « maladie » et des oppressions dans la condition humaine en général. 

Dialogue et communication : la philosophie met l’accent sur l’importance du dialogue et de la communication authentique. Cela aide les travailleurs à établir des relations de confiance avec les personnes qu’ils accompagnent, à écouter activement leurs besoins et leurs désirs, à leur permettre d’entrer dans un processus de prise de décision et à pratiquer les conditions de liberté.

Au final pour la pratique professionnelle

Aujourd’hui, il est improbable de concevoir le travail social sans avoir un minimum d’approche philosophique. En effet, la philosophie sur le plan personnel permet à l’individu de soulever des questions relatives à son accompagnement. Parce qu’il va philosopher, cela va lui permettre de développer un esprit critique et à fortiori une remise en question sur sa pratique professionnelle. 

Un des intérêts de la réflexion philosophique dans l’accompagnement social est d’atteindre une certaine ouverture d’esprit qui fera émerger des valeurs telles que :  l’empathie, la bienveillance, la tolérance aux différentes croyances et principes éthiques, qui sont des valeurs importantes et facilitatrices dans la compréhension et l’approche de l’autre.

La philosophie permet au travailleur social de visualiser une problématique et d’aborder une situation dans sa globalité et pas seulement la partie émergée de l’iceberg.

Qui-plus-est, elle permet au professionnel de développer des capacités de travail en équipe car elle favorise une meilleure compréhension de la communication et permet ainsi l’échange et l’ouverture de débats. La philosophie amène à comprendre quelques mécanismes de fonctionnement de la société en général et de ses institutions à grande et à plus petite échelle. Le professionnel peut être confronté à des réalités en contradiction avec ses propres valeurs. Vouloir imposer sa vision des choses peut amener le travailleur social à sortir de ses fonctions « premières » et de prendre trop de libertés hors cadre institutionnel. En effet, la frontière entre souplesse et marginalisation est faible, il est donc préférable d’y être préparé.