Par Christophe Pruvot
Introduction : Reconnaître, c’est plus que voir
À l’heure où le mot « reconnaissance » envahit les discours institutionnels, managériaux ou médiatiques, il devient urgent d’en réinterroger le sens, la portée, et les usages. Car sous les formes apparemment bienveillantes de la « reconnaissance des talents », de la « reconnaissance de l’engagement » ou de la « reconnaissance du mérite », se rejoue parfois un travestissement des rapports de domination, une intégration conditionnelle, ou une captation symbolique des colères sociales. Il ne suffit pas d’être vu, il faut être reconnu comme sujet — dans sa dignité, son altérité, son histoire, sa lutte.
Cette exigence de reconnaissance, au cœur de nombreuses mobilisations contemporaines, interroge les fondements mêmes du lien social. La philosophie critique d’Axel Honneth nous offre ici une grille de lecture précieuse : la reconnaissance n’est pas une décoration morale, c’est le socle constitutif de la relation à soi et aux autres, la condition de l’émancipation. Mais cette conception, centrée sur la lutte, appelle aussi un complément, que Paul Ricœur formule à travers l’idée d’un don mutuel, d’une reconnaissance non violente et incarnée, qui ne s’épuise pas dans le conflit.
Au-delà de ces élaborations philosophiques, se posent des questions éducatives et politiques majeures : où, comment et avec qui construire la reconnaissance ? Quelles pratiques la rendent vivante, transformante, résistante ? La pédagogie sociale, en ce qu’elle reconnaît les personnes à partir de leurs réalités vécues et de leur pouvoir d’agir, propose des réponses concrètes et radicales. L’éducation populaire, quant à elle, politise cette reconnaissance, en la liant aux structures de domination et aux luttes collectives qui les contestent.
C’est donc à une exploration en plusieurs temps que nous allons nous livrer : en analysant d’abord le concept de reconnaissance chez Honneth, puis en l’éclairant par la pensée de Ricœur ; en tissant ensuite un lien avec la pédagogie sociale ; en l’ouvrant enfin à la question cruciale de l’émancipation face aux dominations sociales, dans la continuité des luttes éducatives et populaires. Car reconnaître, dans ce monde, ne peut être qu’un acte de résistance et de transformation.
Analyse du concept de reconnaissance (Honneth)
Avant de penser la reconnaissance dans l’action éducative, dans les luttes sociales ou les pratiques populaires, il est nécessaire d’en saisir les fondements philosophiques et critiques. Car reconnaître, ce n’est pas seulement accorder une attention ou valider une identité, c’est entrer dans une relation structurante, qui engage notre manière d’exister au monde, avec les autres et pour soi. C’est à partir de cette exigence que s’est déployée la pensée d’Axel Honneth, qui fait de la reconnaissance non pas un supplément moral, mais la condition même de la vie sociale et de l’émancipation individuelle. C’est par là que commence notre chemin.
Fondements de la reconnaissance chez Honneth
Axel Honneth, philosophe de l’École de Francfort, reprend la tradition hégélienne de la reconnaissance, mais en l’actualisant à partir d’une base empirique et morale. Il affirme que le cœur de la vie sociale est la reconnaissance, et non simplement l’échange économique ou le droit abstrait. Selon lui, la reconnaissance constitue le socle de l’émancipation, de l’intégration sociale et de la construction de soi.
Il distingue trois formes de reconnaissance, chacune correspondant à une sphère et à un type de lien à soi :
- L’amour (relation affective, privée) → confiance en soi.
- Le droit (relation juridique, publique) → respect de soi.
- La solidarité (relation sociale, reconnaissance sociale) → estime de soi.
Ces formes ne sont pas linéaires mais interreliées et hiérarchisées dans un processus historique et dynamique.
Le rôle du mépris et des luttes sociales
À l’inverse, le mépris — ou non-reconnaissance — engendre des blessures profondes dans la relation à soi : atteinte à l’intégrité physique (viol, torture), exclusion des droits (mort sociale), dénigrement symbolique (disqualification des modes de vie). Ces atteintes nourrissent les luttes pour la reconnaissance : non comme des caprices identitaires mais comme des combats pour la dignité, la justice symbolique, et l’émancipation.
Ces luttes peuvent être :
- émancipatrices (mouvements féministes, antiracistes, LGBT+, etc.),
- ou régressives (nationalismes xénophobes, hooliganismes identitaires).
C’est pourquoi Honneth insiste sur la nécessité d’un critère normatif pour distinguer les luttes justes des autres : leur capacité à favoriser l’autonomie, la reconnaissance mutuelle et l’égalisation des conditions sociales.
3. Une conception morale et dynamique de la société
Pour Honneth, le social est intrinsèquement conflictuel, mais ce conflit peut être intégrateur, dès lors qu’il repose sur des revendications de reconnaissance. Cela implique une conception morale du politique, une critique sociale des pathologies du mépris, et une exigence de transformation des structures sociales au service de l’autonomie de chacun.
Paul Ricœur, le don contre la lutte. Pour une reconnaissance non violente
Si la pensée d’Axel Honneth constitue un socle essentiel pour comprendre les dynamiques modernes de la reconnaissance, elle n’en demeure pas moins marquée par une forte insistance sur le conflit comme moteur social. Or cette vision, aussi stimulante soit-elle, peut susciter une forme de malaise lorsqu’elle tend vers une lutte perpétuelle et insatiable. C’est précisément cette tension que Paul Ricœur interroge, en proposant une relecture critique et complémentaire. Sa réflexion invite à penser la reconnaissance au-delà de la seule dialectique du mépris, en introduisant une logique du don et de la réciprocité. C’est à cette voix alternative que nous allons maintenant prêter attention.
De la lutte à la réciprocité : une correction éthique
Dans sa conférence de 2003, Paul Ricœur vient compléter — et en partie contester — l’accent mis par Axel Honneth sur la dimension conflictuelle de la reconnaissance. Il se demande si l’infinitisation de la lutte pour être reconnu ne risque pas de déboucher sur une conscience malheureuse, analogue à celle que Hegel analysait déjà dans la Phénoménologie de l’Esprit. Autrement dit, une revendication sans fin, une soif insatiable, un « mauvais infini ».
Pour sortir de cette impasse, Ricœur propose de relier la reconnaissance à une logique du don, inspirée notamment de Marcel Mauss et de Marcel Hénaff. Le don devient une alternative à la lutte : une reconnaissance mutuelle non-violente, enracinée dans la réciprocité, la gratitude et la gratuité.
« Il me semble que ce n’est pas la chose donnée qui par sa force exige le retour, mais l’acte mutuel de reconnaissance de deux êtres. »
Le don : reconnaissance incarnée, symbolique et festive
Chez Ricœur, le don n’est ni une forme primitive de l’échange marchand, ni un simple geste moral. Il constitue un geste symbolique, une forme de langage incarné, une relation fondée sur la reconnaissance tacite : le don n’est pas dans la chose, mais dans la relation elle-même.
Ce qui est en jeu, c’est l’humanité de la relation, au-delà du juridique ou du marchand. Ricœur insiste sur le fait que nous avons tous vécu — ou espérons vivre — une expérience fondatrice de reconnaissance, souvent discrète, souvent rare, mais structurante : une parole juste, un geste gratuit, une fête partagée.
Ainsi, l’économie du don — y compris dans ses formes modernes (cadeaux, cérémonies, engagements militants, etc.) — devient un correctif symbolique à l’économie de la reconnaissance par la lutte, et une manière de prévenir la violence.
« Ce sont ces expériences rares qui protègent la lutte pour la reconnaissance de retourner à la violence de Hobbes. »
Lier la reconnaissance à la pédagogie sociale
En ouvrant la réflexion sur la possibilité d’une reconnaissance non-violente, Paul Ricœur nous conduit à repenser les pratiques concrètes où cette réciprocité peut s’exprimer. Parmi celles-ci, les démarches éducatives engagées dans les marges sociales, telles que la pédagogie sociale, apparaissent comme des lieux vivants où la reconnaissance prend corps. Ces pratiques, ancrées dans la relation, l’accueil et le respect de l’expérience, incarnent les formes discrètes mais puissantes de reconnaissance dont parlait Ricœur, et renouvellent les enjeux éducatifs dans une visée éthique et politique. La pédagogie sociale entre en résonance forte avec la pensée de Honneth :
Reconnaissance comme fondement éducatif
En pédagogie sociale, l’acte éducatif n’est jamais neutre ni purement technique. Il est relationnel, émancipateur et fondé sur le respect de l’autre dans sa dignité et son altérité. Comme le dit Honneth, « l’amour » et la « solidarité » sont des formes sociales premières, à rebours d’une vision individualiste et utilitariste de l’éducation.
Les pratiques de la pédagogie sociale (ateliers de rue, co-éducation, implication des habitant·es) sont des espaces concrets de reconnaissance où la personne est reconnue dans ses besoins (amour), dans ses droits (droit), et dans ses potentialités (solidarité).
Le conflit comme levier d’émancipation
Le conflit n’est pas évité, mais accueilli comme moteur de transformation. L’enfant, l’adolescent, le jeune adulte n’est pas réduit à un « public cible », mais devient acteur politique de son émancipation, à condition qu’il soit reconnu dans ses luttes et ses aspirations. La pédagogie sociale assume cette conflictualité comme condition d’une vie juste.
Croisement avec l’éducation populaire et les rapports sociaux de domination
En tant que démarche éducative de terrain, la pédagogie sociale participe pleinement d’une dynamique de reconnaissance individuelle et collective. Mais elle ne saurait être coupée de son ancrage dans une histoire plus large, celle des luttes sociales et de l’éducation populaire critique. En effet, reconnaître, c’est aussi nommer les rapports de domination, les structures d’inégalités, et les formes systémiques de mépris. À ce titre, la reconnaissance devient un enjeu éminemment politique, que l’éducation populaire affronte de front, en liant savoirs situés, conscience critique et transformation sociale.
Éducation populaire : une lutte pour la reconnaissance collective
L’éducation populaire, dans sa forme critique et politique (celle que vous défendez), cherche à construire un savoir collectif et une transformation sociale à partir de l’expérience vécue, des injustices, et de la parole des dominé·es. Elle vise donc une reconnaissance collective des savoirs situés, et non une intégration dans un ordre existant.
Cette reconnaissance n’est pas une flatterie ni un « empowerment » managérial : c’est une reconnaissance subversive, qui conteste les dominations et remet en cause l’ordre symbolique établi.
Rapports sociaux de domination : les pathologies de la reconnaissance
Les rapports sociaux (de classe, de genre, de race…) peuvent être lus comme des systèmes de non-reconnaissance :
- Le capitalisme disqualifie les savoirs populaires, nie les capacités politiques des pauvres.
- Le patriarcat invisibilise le soin, la maternité, les luttes des femmes.
- Le racisme empêche l’estime de soi en minorant les cultures non-blanches.
En cela, la reconnaissance devient une lutte pour l’existence politique : exister, c’est être vu, entendu, pris au sérieux. L’éducation populaire croise donc ici Honneth : elle devient le lieu où la conscience du mépris se transforme en lutte sociale.
Prendre parti : une pédagogie de la reconnaissance dans l’histoire des luttes
Il ne peut y avoir de véritable reconnaissance sans prise de position. Reconnaître, dans une société traversée par les rapports sociaux de domination, c’est d’abord reconnaître les structures mêmes de l’oppression. C’est comprendre que le mépris n’est pas seulement un malentendu interpersonnel, mais un produit politique, social, économique et culturel. Dès lors, toute démarche éducative qui prétend œuvrer à la reconnaissance doit faire le choix d’une lecture critique du monde, et s’inscrire dans la mémoire longue des résistances populaires.
Cette mémoire est faite de luttes syndicales, féministes, anticoloniales, ouvrières, antiracistes, rurales et urbaines. Elle est portée par des mouvements qui ont refusé la place assignée, qui ont forgé leurs propres formes de savoir, leurs propres pratiques éducatives, leurs propres langages. Ces expériences ne demandaient pas simplement à être « reconnues » par les institutions dominantes, elles affirmaient leur dignité en actes, leur droit à exister autrement, en rupture avec l’ordre établi.
La reconnaissance devient alors un geste politique de désalignement, une manière de sortir des formes d’intégration passive ou conditionnelle. Il ne s’agit pas de « donner une voix » à ceux qu’on a privés de parole, mais de reconnaître la parole déjà là, souvent inaudible, souvent disqualifiée. L’éducation populaire critique, dans cette perspective, n’est ni un outil de remédiation ni un supplément pédagogique : elle est un outil d’organisation collective, un levier pour la conscience de classe, pour la lutte contre le racisme structurel, pour la déconstruction du patriarcat.
Dans les quartiers populaires, les campagnes oubliées, les zones de relégation, cette pédagogie politique de la reconnaissance se manifeste par des pratiques concrètes : auto-éducation, entraide, transmission des savoirs vécus, espaces de parole autonomes, créations culturelles militantes… Là, reconnaître devient créer : créer des lieux, des récits, des alliances. C’est une reconnaissance qui ne cherche pas à s’insérer dans l’existant, mais à en subvertir les règles.
Enfin, cette reconnaissance ne peut être pensée sans une éthique du conflit. Elle assume que l’égalité réelle implique du heurt, de la contestation, du refus. Elle rejette les appels au consensus mou, aux politiques réparatrices sans justice, aux logiques d’inclusion sans transformation. Elle s’ancre dans une idée simple et radicale : on ne transforme pas le monde sans affronter ce qui l’empêche d’être juste.
Conclusion : Reconnaître, c’est résister
En replaçant la reconnaissance dans l’histoire concrète des luttes et dans les pratiques éducatives qui en sont issues, nous comprenons qu’elle ne peut être neutre ni désincarnée. Loin des discours abstraits ou des injonctions managériales à « valoriser la diversité », elle devient un acte de rupture, une affirmation politique et une méthodologie de transformation sociale. Dès lors, penser la reconnaissance, c’est aussi penser ce que nous sommes prêts à remettre en cause pour qu’elle advienne. Et c’est à cette hauteur-là, éthique, éducative et politique, qu’il convient désormais de conclure.
La reconnaissance n’est pas un supplément d’âme, ni un luxe moral pour sociétés apaisées. Elle est une nécessité vitaledans un monde traversé par le mépris, l’humiliation et les dominations. La philosophie sociale d’Axel Honneth, en montrant combien le lien à soi dépend du lien aux autres, ouvre une brèche vers une critique des injustices non seulement matérielles, mais aussi symboliques. Paul Ricœur, en appelant à dépasser la seule logique du conflit, enracine cette critique dans une exigence de réciprocité, de don et de gratitude, c’est-à-dire dans l’humanité même de nos liens.
Mais toute reconnaissance authentique implique un choix de camp. Elle suppose de voir les structures, de nommer les violences, de refuser les formes euphémisées de l’invisibilisation. Elle oblige à écouter les héritages des luttes, les paroles qui montent des marges, les récits qui dérangent. C’est dans cette optique que l’éducation populaire et la pédagogie sociale prennent tout leur sens : elles ne reconnaissent pas simplement des individus, elles reconnaissent des expériences collectives, des résistances, des potentialités de transformation.
Ainsi, reconnaître, ce n’est pas simplement accueillir ou valider. C’est s’engager, aux côtés de celles et ceux que l’ordre dominant nie ou déforme. C’est donner de la légitimité aux savoirs de la rue, aux colères non canalisées, aux solidarités construites loin des projecteurs. C’est créer les conditions pour que celles et ceux qu’on ne voit pas puissent non seulement être vus, mais aussi agir, décider, transformer.
La reconnaissance n’est donc pas une fin en soi. Elle est un point de départ pour une politique de l’émancipation, un outil pour habiter le monde autrement, une boussole pour des pratiques éducatives engagées. Et tant qu’il existera des murs, des frontières, des hiérarchies sociales et symboliques, la lutte pour la reconnaissance restera une lutte pour la justice, la dignité et la liberté partagée.
Références bibliographiques
Honneth, A. (2013). La lutte pour la reconnaissance. Paris : Gallimard.
Ricoeur, P. (2002, 21 novembre). La lutte pour la reconnaissance et l’économie du don. Première journée de la philosophie à l’Unesco, Paris, 2004. http://fgimello.free.fr/documents/don_paul_ricoeur.pdf