Par Christophe Pruvot
« All power to the people » : Tout le pouvoir au peuple.
Slogan, cri, mot d’ordre. Mais aussi ligne politique, boussole, pédagogie. L’histoire du Black Panther Party (BPP), né en 1966 à Oakland (Californie), reste l’un des mouvements les plus puissants, les plus radicalement populaires, les plus violemment réprimés, et pourtant les plus féconds politiquement du XXe siècle. Bien plus qu’une légende ou qu’une photo en noir et blanc de jeunes Noirs en cuir, poing levé, le BPP fut une expérience totale de lutte, une école populaire d’émancipation, une tentative d’auto organisation des classes populaires noires aux États-Unis dans une logique révolutionnaire.
Ce que les Panthers ont voulu, c’est tout. Et ils l’ont dit.
Comprendre la naissance du BPP nécessite de revenir à un terreau historique lourd, un passé d’oppression structurelle et de violences systémiques. Quatre siècles d’esclavage ont structuré la société américaine sur une hiérarchie raciale tenace. L’abolition n’a jamais mis fin à l’idée d’infériorité raciale. Les États-Unis se développent économiquement et culturellement sur le dos des populations noires, maintenues dans des conditions de relégation, de pauvreté et de mépris. La ségrégation légale n’a pas disparu en 1865, elle a simplement changé de nom.
À cela s’ajoute une répression anti-communiste féroce : dans les années 1950, le maccarthysme traque toute forme de pensée critique. Les militants progressistes, les syndicalistes, les artistes engagés, tous sont traqués, fichés, exclus.
Le peuple noir américain se voit humilié, violenté, assassiné. Le BPP sonne comme un réveil. Mais ce réveil sera traqué, discrédité, écrasé. Le BPP va subir un acharnement de l’État. Et ses membres, piégés dans une image que le pouvoir projette sur eux (celle de la menace et la violence) seront visés, criminalisés, éliminés.
Une naissance dans la rage et la conscience
Huey P. Newton et Bobby Seale fondent le BPP dans un contexte d’explosions urbaines, de luttes antiségrégationnistes trahies, et d’épuisement de l’intégrationniste libéral. L’Amérique blanche veut bien de Martin Luther King, une fois qu’il est mort, mais pas des ghettos affamés, pas des jeunes noirs armés, pas des enfants qui lisent Marx.
Le BPP naît dans la rue, au contact direct des humiliations ordinaires et des violences policières. Le racisme structurel est la norme. L’État est l’ennemi. La police, une armée d’occupation dans les quartiers noirs. Les Panthers prennent acte de ce réel : ils refusent de supplier, ils refusent de se taire, ils refusent de baisser les yeux.
Et ils organisent la rage.
Des luttes civiles à la rupture politique : avant le BPP
Dans les années 50 et 60, les États-Unis voient émerger un puissant mouvement pour les droits civiques. En 1954, la Cour suprême met fin à la ségrégation scolaire. En 1955, Rosa Parks refuse de céder sa place dans un bus. Martin Luther King théorise la non-violence, mène les boycotts, organise les marches. Les lois changent : 1964, loi d’égalité raciale.
Mais les ghettos restent enfermés dans la misère. Les violences policières augmentent. Les jeunes noirs des quartiers n’y croient plus. La non-violence ne change pas le réel.
En 1965, c’est l’explosion. Émeutes, colère, radicalisation. Un nouveau courant naît : celui du Black Power, avec Stokely Carmichael. Il ne s’agit plus de demander l’égalité, mais de revendiquer la puissance noire. Il ne s’agit plus de tendre l’autre joue, mais de se lever la tête haute.
L’Afrique devient un référent culturel, politique, spirituel. L’islam attire. Les vêtements changent, les coiffures aussi. La fierté noire prend le dessus sur la soumission.
C’est dans cette effervescence que le BPP apparaît, en rupture avec les formes d’intégration. Un mouvement révolutionnaire, et non réformiste. Une pédagogie de la dignité, et non de l’acceptation.
Le programme en dix points : un manifeste pour la vie
Le 15 octobre 1966, le BPP publie son programme en dix points. C’est une déclaration radicale d’humanité, un refus de la survie sous tutelle, un appel à la libération. Ils y exigent : du pain, de l’emploi, un logement décent, l’éducation politique du peuple noir, la fin des meurtres policiers, la libération des prisonniers noirs, un référendum pour l’autodétermination des communautés.
Chaque point est un cri contre la dépossession. Mais aussi une proposition de société. Un horizon concret. Une pédagogie politique.
Le programme n’est pas un simple tract : c’est un outil de conscientisation, de mobilisation, de formation collective. Il articule immédiatement les besoins matériels aux luttes politiques. C’est une charte de dignité.
Voici le texte intégral, le programme en 10 points : NOUS VOULONS !
- Nous voulons la liberté. Nous voulons le pouvoir de déterminer le destin de notre communauté noire.
- Nous voulons le plein emploi pour notre peuple.
- Nous voulons la fin du vol par les capitalistes de notre communauté noire.
- Nous voulons un logement décent, adapté à l’habitation humaine.
- Nous voulons une éducation pour notre peuple qui expose la véritable histoire de l’homme noir et son rôle dans la société actuelle.
- Nous voulons que tous les hommes noirs soient exemptés du service militaire.
- Nous voulons la fin immédiate des brutalités policières et des meurtres de Noirs.
- Nous voulons la liberté pour tous les Noirs détenus dans les prisons fédérales, étatiques, des comtés et des villes.
- Nous voulons que les Noirs soient jugés par un jury composé de leurs pairs (des personnes noires de leur communauté).
- Nous voulons terre, pain, logement, éducation, vêtements, justice et paix.
Comprendre ce programme, c’est combattre l’oppression.
Le BPP souhaite l’autodétermination des peuples noirs aux États-Unis. C’est une réponse directe à la dépossession politique, à la relégation dans les ghettos, à la violence d’un État blanc.
Le chômage massif dans les quartiers noirs est une forme de violence. Le BPP exige un travail digne, dans une logique de réparation historique et de justice sociale.
Il y a dans ce programme la dénonciation du capitalisme racial : l’exploitation des ressources, des corps, du travail noir par une économie blanche. Ce point lie race et classe, et appelle à une économie populaire.
Les ghettos sont insalubres, dangereux, abandonnés. Le BPP ne demande pas des aides ponctuelles, mais la dignité urbaine, la fin de la ségrégation spatiale.
La critique de l’école dominante, c’est l’exigence d’une éducation politique, décoloniale, populaire, qui reconnecte les jeunes noirs à leur histoire. Exactement ce que fait la pédagogie sociale : partir du vécu pour produire du savoir.
Le refus de mourir pour un État qui vous nie est une critique pacifiste et anticoloniale :
« Pourquoi irions-nous tuer des Vietnamiens pour l’Amérique, alors qu’elle nous tue dans nos quartiers ? »
Une revendication toujours actuelle est celle de la fin des brutalités policières. Les Panthers organisent des patrouilles citoyennes armées, filment les arrestations, interpellent les institutions. C’est une pratique de contrepouvoir populaire.
La prison est une machine raciste de contrôle social. Le BPP demande l’amnistie des prisonniers politiques et milite pour la justice réparatrice. Cette exigence se retrouve dans les luttes actuelles pour l’abolition du système carcéral.
Les Panthers exigent une justice populaire, communautaire, construite sur la connaissance mutuelle et non sur l’exclusion et porte une critique du racisme judiciaire.
En écho aux grandes revendications sociales des révolutions du XXe siècle et au programme « bolchévique » de 1917, il y a dans ce programme un point qui globalise les revendications. Ce que veut le BPP, c’est la libération totale, matérielle et symbolique, individuelle et collective.
Le BPP : une école populaire politique
Le BPP est un mouvement d’éducation populaire, au sens fort. Il produit du savoir, de la parole, de la pensée. Il forme les militantes et militants, organise des lectures collectives, publie son propre journal, propose des écoles autonomes, instruit les masses à partir de leur vécu.
Cette pédagogie est radicale : elle ne sépare jamais le social du politique, elle part de la réalité des opprimés pour en faire un levier de transformation et elle forme par la pratique collective et le conflit.
Ce qu’on appelle aujourd’hui éducation populaire radicale, ils le faisaient déjà. Ils formaient des leaders, des enfants, des mères seules, des frères en colère. Ils posaient une éducation par le peuple, pour le peuple, contre les oppressions.
Les « survival programs » : organiser la vie, contre l’abandon
Face à un État démissionnaire, face à une école blanche qui aliène, face à des services sociaux qui méprisent, les Panthers prennent le relais. Mais pas pour « aider » : pour construire une contre-société, une puissance populaire qui prend des formes concrètes comme les petit-déjeuner gratuit pour les enfants, les soins de santé gratuits, les transports solidaires, le dépistage médical, la distribution de vêtements et de nourriture.
Cette capacité à articuler action sociale et stratégie politique repose sur une organisation rigoureuse. Le BPP n’est pas un collectif informel : c’est une structure hiérarchisée, avec des comités, des cellules, un programme d’adhésion, une discipline militante.
Chaque militant·e suit une formation politique, doit connaître le programme, et participer aux actions collectives. Le BPP recrute, forme, diffuse. Il construit une force populaire organisée, pas une simple indignation.
Tous les matins, des enfants noirs mangent gratuitement, dans les locaux du BPP. Des militantes et militants leur servent le petit déjeuner. Ensuite, une discussion politique, une lecture collective, un chant.
Le BPP imagine un programme de santé communautaire : des centres médicaux gratuits, dans les quartiers pauvres, soins dentaires, accès aux médicaments, médecins noirs volontaires, discussions sur la santé comme droit (pas comme marchandise).
Par exemple, les familles pauvres, dont un membre est incarcéré à des centaines de kilomètres, peuvent bénéficier d’un transport organisé par le BPP, gratuit, solidaire.
Comme des universités populaires, le BPP met en place des écoles parallèles où on enseigne l’histoire des Africains, la politique, les luttes sociales. On y lit Fanon, Du Bois, Malcolm X. Les enfants y apprennent à lire et à résister.
Un journal hebdomadaire est diffusé dans les rues avec des dessins, des récits, des témoignages. Le peuple y parle, écrit, dessine, dénonce.
Chaque programme est une action éducative et politique. Il répond à un besoin immédiat, mais ouvre aussi un espace de politisation, de prise de parole, d’autonomie. C’est de la pédagogie sociale en actes.
Fanon, la colonisation intérieure et la contre-violence
La pensée de Frantz Fanon irrigue toute la stratégie politique du BPP. Huey Newton lit Les Damnés de la Terre comme un manuel de combat. Fanon y décrit la violence coloniale comme fondatrice du rapport oppresseur/opprimé, et légitime la contre-violence comme geste de réappropriation de soi.
Pour les Panthers, l’Amérique blanche est une puissance coloniale intérieure. Les ghettos sont les territoires occupés. Les Noirs, une population colonisée. La police ? Une armée coloniale. Et dans ce cadre, s’armer, résister, s’éduquer, se défendre, n’est pas un excès. C’est une nécessité.
Comme Fanon, le BPP ne célèbre pas la violence, mais il la reconnaît comme une composante du processus de libération, lorsque tout a été nié.
Les femmes : colonne vertébrale invisible et force motrice
Elles furent nombreuses, puissantes, formatrices. Pourtant, elles furent trop souvent invisibilisées. On peut citer Elaine Brown, Kathleen Cleaver, Assata Shakur ou encore Ericka Huggins, etc.
Ces femmes furent des actrices politiques, des pédagogues, des stratèges, en première ligne dans les programmes de santé, d’éducation, de formation. Elles luttent à la fois contre le racisme, le patriarcat et les logiques de domination interne au mouvement. Elles pratiquent une pédagogie de l’intersectionnalité avant la lettre.
Elles enseignent que la libération ne se découpe pas en tranches : elle est totale, ou elle n’est pas.
Une lutte anticoloniale, anticapitaliste et internationaliste
La guerre du Vietnam agit comme un miroir déformant pour la jeunesse noire américaine. Les États-Unis tuent des Vietnamiens dans une guerre impérialiste. Et dans les mêmes mois, ils tuent des Noirs dans les rues d’Oakland ou de Chicago. Les jeunes noirs enrôlés dans l’armée sont envoyés au front, en première ligne, à des taux de mortalité bien supérieurs à ceux des soldats blancs.
Malcolm X avait déjà posé la question : comment défendre un pays qui ne nous reconnaît pas ? Le BPP reprendra ce fil : il ne s’agit pas de trahir l’Amérique. C’est l’Amérique qui a trahi ses propres enfants.
Les Panthers ne séparent jamais les luttes. Ils sont révolutionnaires, socialistes, tiersmondistes, internationalistes. Ils soutiennent les luttes en Palestine, en Afrique, en Asie. Ils condamnent la guerre du Vietnam. Ils lisent Mao, Lénine, Guevara, Castro, mais ne copient personne.
Leur pensée est située, leur action ancrée, leur parole intransigeante. Ils savent que le racisme est le masque local d’un capitalisme global, que la misère noire est le produit de l’exploitation, et que l’émancipation viendra d’en bas, ou pas du tout.
Le Black Panther Party, matrice d’une pédagogie sociale révolutionnaire
Ce que les Panthers ont légué est immense. Ils furent : une organisation politique, un espace de soin collectif, une école populaire, un outil de conscience critique, un foyer de subjectivation révolutionnaire.
Ils ont posé les bases d’une pédagogie sociale offensive : partir du terrain, nommer les oppressions, construire du collectif, politiser le vécu, confronter l’institution, rendre visible l’invisible.
Ils n’étaient pas des médiateurs, ni des accompagnants, ni des techniciens. Ils étaient des militantes et militants de la dignité, des éducateurs de la révolte, des passeurs d’espoir organisé.
Il existe une logique commune avec la pédagogie sociale : partir du quotidien des opprimés, organiser la solidarité, politiser les situations, construire des lieux d’éducation mutuelle.
L’État contre la révolution
Dès la fin des années 60, l’État américain déploie une stratégie de répression massive contre le BPP.
Le FBI active le programme COINTELPRO : infiltrations, faux courriers, désinformations, sabotages. Les locaux du BPP sont perquisitionnés. Les leaders sont emprisonnés, traînés en justice, ou assassinés (Fred Hampton, 1969).
Le programme des petits déjeuners est surveillé, harcelé, discrédité. Le journal est saboté. Les alliances sont attaquées.
Une scission se produit au sein du mouvement. Certains entrent en clandestinité. La branche new-yorkaise prend son autonomie. Le mouvement s’épuise.
En 1982, le BPP est officiellement dissous. Mais la mémoire, elle, reste vivante.
Conclusion : Apprendre à lutter, lutter pour apprendre
Dans un monde où la bureaucratie détruit les élans, où la langue de bois anesthésie les consciences, où les politiques sociales se vident de tout contenu politique, l’expérience des Black Panthers est une gifle salutaire. Elle rappelle qu’éduquer, c’est prendre parti, et que faire du social, c’est faire du politique, ou ne rien faire du tout. Ce qu’ils nous lèguent, ce n’est pas un mythe romantique : c’est une méthode. Une éthique. Une pédagogie. Celle qui refuse de négocier avec l’injustice, et qui choisit la rue, les gens, les marges, comme lieux de savoir et de pouvoir.
Ce que les Black Panthers nous ont appris, c’est à ne plus demander la permission d’exister.
Le BPP nous invite à désobéir aux fatalismes, à construire à plusieurs, à nommer ce qui nous ronge, et à apprendre à lutter, ensemble. Il nous invite à désobéir aux fatalismes, à construire à plusieurs, à nommer ce qui nous ronge, et à apprendre à lutter, ensemble. Et surtout : à ne jamais dissocier l’émancipation individuelle de la transformation collective.
« All power to the people », ce n’est pas un slogan.
C’est un programme. Une école. Une manière de vivre.