Par Christophe PRUVOT
Il y a des actes simples qui, dans le silence des marges, portent une charge explosive. Écrire en fait partie. Non pas écrire pour se faire entendre dans le vacarme médiatique, ni pour produire à la chaîne des textes consommables, ni pour obtenir reconnaissance ou carrière. Écrire pour dire ce qui dérange, ce qui blesse, ce qui lutte. Écrire pour poser des mots là où il n’y avait que du silence. Écrire pour donner une forme, fragile mais tenace, à ce qui veut exister autrement.
Aujourd’hui plus que jamais, à l’heure où les logiques gestionnaires veulent coloniser tous les domaines de l’existence (y compris celui de la pensée), écrire est un acte politique. Pas dans le sens des partis, des idéologies fermées ou des postures. Mais politique au sens plein : écrire comme acte de présence au monde, comme manière de contester ce qui opprime, d’ouvrir des possibles, de construire du commun.
Écrire depuis les marges : une contre-attaque symbolique
L’acte d’écrire, quand il s’ancre dans l’expérience sociale, n’est jamais neutre. Il part d’un lieu : un centre social, un foyer de jeunes travailleurs, une rue, un quartier, un territoire abandonné par les politiques publiques. Il part aussi d’un corps : un corps blessé, épuisé, nié, mais vivant. Ce corps-là, qu’on ne veut pas entendre, trouve dans l’écriture une manière de faire irruption dans le champ politique.
Parce que la société fonctionne sur une hiérarchie implicite des paroles autorisées, l’écriture sociale vient déranger cette distribution inégalitaire. Elle remet en cause la domination symbolique de ceux qui monopolisent le discours (journalistes, experts, cadres, technocrates) au détriment de ceux qui vivent les politiques sociales sans jamais être consultés.
Écrire depuis les marges, ce n’est pas seulement faire entendre une voix. C’est remettre en cause les cadres de la légitimité. C’est dire : « Moi aussi, j’ai des choses à dire, et je vais les dire avec mes mots ». Et ces mots, souvent maladroits, bruts, chargés d’émotion, sont d’autant plus puissants qu’ils n’ont pas été filtrés.
Écriture et mémoire sociale : ne pas laisser effacer
Chaque jour, dans les interstices de nos pratiques éducatives et sociales, se jouent des histoires invisibles. Des femmes qui résistent à l’assignation. Des enfants qui tiennent debout malgré tout. Des jeunes qui rêvent encore, entre deux injonctions contradictoires. Si nous ne les écrivons pas, ces histoires disparaîtront. Et avec elles, les leçons qu’elles portent, les critiques qu’elles formulent, les mondes qu’elles esquissent.
Écrire, dans ce cadre, c’est construire une mémoire sociale. Une mémoire des luttes discrètes, des victoires minuscules, des solidarités anonymes. C’est résister à l’amnésie imposée par les institutions, qui effacent les visages derrière les cases. C’est inscrire les trajectoires singulières dans un récit collectif plus large.
Chaque témoignage, chaque récit de vie, chaque mot posé sur l’injustice vécue est une pièce ajoutée à cette mémoire alternative. Une mémoire qui ne se contente pas d’archiver, mais qui nourrit l’action. Des témoignages qui ne valident pas une évaluation de projet mais qui engagent une communauté pour lutter.
Une écriture de terrain, une écriture debout
Ce que nous portons, éducateurs, travailleurs sociaux, militants de l’éducation populaire, ce n’est pas une littérature au sens académique. C’est une parole debout, vivante, rugueuse. Une parole qui ne cherche pas à séduire, mais à dire vrai. Une parole qui refuse les euphémismes, qui appelle les choses par leur nom : pauvreté, violence, injustice, domination.
Cette écriture est traversée par la colère. Pas une colère destructrice, mais une colère lucide, qui pousse à l’action. Elle ne cherche pas à plaire, mais à provoquer une réaction, un inconfort, un sursaut.
Elle est aussi traversée par l’humilité. L’humilité de ceux qui savent qu’écrire ne change pas tout, mais que ne pas écrire, c’est laisser faire. Cette écriture ne cherche pas à parler à la place de, mais à côté de, avec.
Donner une voix aux silences – et une place aux récits oubliés
Ce qui rend l’écriture politique, c’est sa capacité à faire entendre ceux que le système réduit au silence. Écrire sur l’exil, sur la pauvreté, sur l’exclusion scolaire, ce n’est pas faire œuvre de compassion. C’est permettre à d’autres récits de circuler. C’est créer un espace de reconnaissance, de légitimité, de transformation.
Les ateliers d’écriture, dans les quartiers, dans les centres d’hébergement, dans les foyers éducatifs, ne sont pas des parenthèses culturelles. Ils sont des actes politiques. Parce qu’ils offrent à ceux qui n’écrivent jamais l’occasion de le faire. Parce qu’ils mettent en commun des vécus singuliers. Parce qu’ils renversent la logique de l’expert.
Ces récits ne sont pas anecdotiques. Ils sont porteurs d’une vérité que les chiffres ignorent. Ils montrent que l’intime est politique. Que parler de soi, c’est déjà parler du monde.
Contre les récits dominants, une parole collective en acte
Face aux récits dominants, aseptisés, fabriqués pour nourrir des politiques publiques déshumanisées, l’écriture collective vient faire dissonance. Elle brise la solitude. Elle permet de formuler ensemble ce que l’on vit, ce que l’on refuse, ce que l’on rêve.
Rédiger un manifeste, une lettre ouverte, une chronique collective, c’est un acte de mobilisation. Ce n’est pas seulement écrire, c’est s’organiser, s’outiller, revendiquer. C’est transformer la parole en levier d’action sociale.
Là où les pouvoirs publics parlent de « concertation », l’écriture collective propose une vraie participation : celle qui part du vécu, de l’analyse partagée, du besoin de justice.
Le langage : champ de bataille symbolique
Écrire, c’est aussi interroger la langue. Les mots que nous utilisons ne sont pas neutres. Ils portent l’histoire des dominations, des exclusions, des résistances. Dire « usager », « bénéficiaire », « public cible », ce n’est pas dire la même chose que dire « personne », « sujet », « acteur ».
L’écriture politique commence par le choix des mots. Elle refuse les tournures technocratiques. Elle assume l’émotion, la subjectivité, la contestation. Elle se méfie des mots qui dépolitisent, qui rendent invisible, qui enferment.
Elle s’ouvre aussi aux langues « minoritaires ». Car écrire dans la langue de l’oppresseur peut être un acte de subversion, mais écrire dans sa langue propre, c’est un acte d’affirmation. Un acte de résistance linguistique.
L’écriture comme soin et réparation
Il ne s’agit pas seulement de dénoncer ou de revendiquer. L’écriture peut aussi guérir. Elle peut faire sens là où il n’y avait que chaos. Elle peut permettre de reconstruire une continuité dans un parcours brisé.
Dans les ateliers avec les exilés, les jeunes déscolarisés, les femmes victimes de violences, l’écriture sert aussi à cela : recoller les morceaux, mettre de la lumière sur les zones d’ombre, reprendre la main sur son récit, socialiser.
Et quand cette écriture est partagée, elle devient aussi un outil de sensibilisation. Une manière de toucher ceux qui ne vivent pas ces réalités, mais qui en sont parfois les complices silencieux.
Une pédagogie politique de l’écriture
L’éducation populaire, quand elle prend au sérieux l’écriture, redonne à chacun la capacité d’agir. Pas d’abord en maîtrisant des règles grammaticales, mais en découvrant qu’on a le droit d’écrire. Et que ce droit est un pouvoir.
Les ateliers d’écriture sont alors des espaces politiques. Des lieux où l’on apprend à nommer le monde, à le penser, à y prendre place. Des lieux où on y désapprend la soumission, l’auto-censure, la peur de mal faire.
Il ne s’agit pas de produire de « beaux textes », mais de produire du sens, du lien, du mouvement.
Pédagogie sociale : une écriture ancrée dans la vie, la lutte et l’émancipation
L’écriture, quand elle s’inscrit dans une pratique de pédagogie sociale, devient bien plus qu’un outil : elle est une méthode, une philosophie, une ligne de front. Elle est une manière d’entrer en relation avec les autres, d’apprendre ensemble, de résister ensemble. Elle est un levier d’émancipation dans des contextes de domination, un ciment de réflexion collective, un acte profondément éducatif, profondément politique.
Écrire dans, avec et pour le réel. Dans la pédagogie sociale, on ne se contente pas de parler de la réalité : on y est plongé. Les éducateurs et les éducatrices de terrain, les animateurs, les militant·es, vivent avec les personnes concernées. L’écriture y naît dans le concret : carnets de terrain, journaux de rue, chroniques de quartier, cahiers de doléances, récits d’ateliers, paroles récoltées… Ces écrits font émerger les savoirs de l’expérience. Ils refusent les surplombs et les discours théoriques hors sol.
Les figures tutélaires : Freire, Radlinska, Korczak, les Freinet. Cette approche puise ses racines dans une histoire longue, faite de pédagogues qui ont pris le parti des opprimés et des invisibles. Paulo Freire, bien sûr, a posé les fondements d’une pédagogie critique, où l’écriture n’est pas décorative, mais insurrectionnelle. Chez lui, lire et écrire, c’est nommer le monde pour le transformer. C’est sortir de l’aliénation pour entrer dans l’histoire. Hélèna Radlinska, en Pologne, a défendu une éducation issue de la vie, de l’action sociale, des besoins des gens. Elle pensait la pédagogie comme une science sociale appliquée, capable de transformer les conditions d’existence par la réflexion collective et la documentation de terrain. Janusz Korczak, quant à lui, a donné la parole aux enfants. Il a mis en place un journal tenu par les jeunes eux-mêmes, des conseils d’enfants, des débats démocratiques. Il écrivait avec eux, pas à leur place. Pour lui, l’enfant était un sujet politique à part entière, et son expression devait être reconnue. Enfin, Élise et Célestin Freinet ont transformé l’école en atelier d’expression populaire. Le texte libre, l’imprimerie, le journal scolaire, les correspondances entre classes… Tout dans leur méthode visait à faire de l’élève un auteur, un acteur, un citoyen. Leur pédagogie partait de la parole des enfants, pour construire une conscience critique et collective.
Ces héritages nourrissent les pratiques actuelles d’écriture en pédagogie sociale. Les carnets servent à consigner les vécus, les observations, les colères et les espoirs. Les journaux collectifs (affichés, imprimés ou en ligne) permettent de partager ces paroles avec le quartier ou la communauté. Les débats écrits, les tribunes, les manifestes issus des ateliers font de l’espace éducatif un espace de lutte. Il ne s’agit pas de faire « produire de l’écrit » pour répondre à des objectifs scolaires ou administratifs. Il s’agit de redonner la main à ceux qu’on prive de parole. Il s’agit de dire, ensemble : « Voilà notre lecture du monde. Voilà ce que nous voulons changer. »
Cette pédagogie de terrain rejoint l’éducation populaire dans ce qu’elle a de plus fort : faire avec, penser ensemble, construire une conscience collective à partir du vécu partagé. L’écriture y est centrale, non comme fin en soi, mais comme outil de prise de conscience, de structuration de la pensée, d’action. L’éducation populaire, comme la pédagogie sociale, part du principe que chacun·e a quelque chose à dire, à transmettre, à transformer. Elle ne cherche pas à « faire monter en compétence », mais à faire grandir en puissance. Elle ne vise pas à former des individus adaptés, mais à former des collectifs critiques, capables d’agir sur le réel.
Conclusion : Écrire pour ne plus subir
L’écriture, dans sa forme la plus authentique, ne sauve pas. Elle ne guérit pas toutes les blessures. Elle ne change pas, à elle seule, les politiques publiques. Mais elle ouvre une brèche. Elle redonne de la voix, du pouvoir, de la dignité.
Elle fait exister des récits que d’autres voudraient effacer. Elle relie des vies entre elles. Elle fabrique du commun dans un monde qui divise. Elle prépare, patiemment, les révoltes à venir.
Alors oui, écrire est un acte politique. Et dans les mains de celles et ceux qui refusent de se taire, la plume devient une arme douce, mais redoutable.