Par Christophe PRUVOT
A partir de la pensée de Pierre Bourdieu et de l’ouvrage Contre-feux paru en 19981.
Un contre-feu est une technique utilisée dans la lutte contre les incendies, le principe est d’allumer un feu sous contrôle qui va brûler les combustibles sur le chemin d’un incendie le privant ainsi de source inflammable ce qui a pour but de ralentir sa progression ou de le stopper. C’est ainsi que Pierre Bourdieu, en 1998, nous glisse cette idée pour « résister au fléau libéral » : allumer des contre-feux pour fournir des armes à toutes celles et ceux qui combattent les effets dévastateurs du système néo-libéral, le système lui même et le discours dominant.
Nous assistons depuis des décennies à l’abaissement de la chose publique et à l’éloge de l’entreprise privée. Les fonctions sociales sont là pour suppléer les insuffisances de la logique de marché mais elles n’en ont pas les moyens. Les énarques du ministère des finances ne veulent plus payer le prix et le système a fait la part belle à la rationalité économique et à l’obsession des équilibres financiers. Comme l’écrit le sociologue, c’est « l’arrivée du Dosophobe » : le technicien de l’opinion qui se croit savant, l’expert, le politologue, le commentateur qui diffuse une pensée censée être celle de l‘opinion publique. C’est ce qui fait la force symbolique du discours dominant : une apparente unanimité qui ne peut être contredite.
Il y a ici un contre-feux à allumer : il est du devoir et de la responsabilité de « l’intellectuel », du chercheur d’apporter une critique de cette « doxa intellectuelle », de proposer de construire des contre pouvoirs et de se faire entendre dans tous les domaines de la vie publique.
Les détenteurs de la violence légitime se servent de coercition économique habillée de raison et c’est cette « noblesse d’état (élite des gouvernants, des grands patrons et des experts) qui détient la légitimité des titres scolaires, l’autorité scientifique et le monopole de la raison : ce sont des gens sérieux qui savent où est le bonheur du peuple, ils souhaitent le règne du marché et de la finance et le dépérissement de l’État.
Autre contre-feux : ce qui est en jeu c’est la reconquête de la démocratie contre la technocratie. Pour en finir avec la tyrannie des experts, la logique des marchés il faut inventer un nouveau travail collectif politique avec ceux qui sont en mesure d’orienter efficacement la société comme les associations, les syndicats mais surtout il faut combattre la technocratie sur le terrain et cela en opposant une connaissance plus respectueuse des êtres humains et des réalités auxquelles ils sont confrontés.
La mondialisation sous sa forme néo-libérale est un mythe à faire tomber. Si nous écoutons les discours majoritaires, il n’y aurait rien à opposer à la vision néolibérale parce qu’elle s’impose comme une évidence par une véritable croyance comme un état de nature inévitable. On ne peut résister aux forces économiques, on nous impose un lexique commun et on tente de nous faire croire que le message est universel et libératoire. Contre cette croyance, il faut un travail d’analyse et de compréhension des mécanismes. Il faut montrer que l’État a abandonné un certain nombre de champs d‘actions et que ce choc a créé des souffrances. Il faut démontrer que l’État garantit des sécurités sociales aux plus privilégiés et que dans le même temps il est répressif pour le peuple. À ce titre l’État est un instrument au service des dominants. La révolution conservatrice se réclame du progrès et de la raison : la loi et la raison du marché, la loi et la raison du plus fort, la loi et la raison du profit maximum. De nouvelles formes de dominations sont en cours comme le management, les techniques de manipulations, le marketing, la publicité commerciale, etc. Et ce qui arrive est limpide : sentiment de détresse, d’insécurité, multiplication d’emplois précaires et sous-payés, , privatisation, pertes d’acquis sociaux, etc. Dans ce monde certaines classes sociales (les moins favorisées) sont condamnées à s’asservir aux commandes de l’entreprise ou de l’État. Mais cette grande théorie économique ne prend pas en compte les coûts sociaux qui sont en pleine croissance : débauchages, chômage, souffrances, suicides, maladies, alcoolisme, violences, etc. C’est bien la violence légitime et structurelle qui coûte cher socialement : « la politique économique n’est pas économique ». L’idéologie néolibérale c’est la philosophe de la compétence, des plus forts, des plus brillants, du mérite. Il y a les maîtres, ceux qui ont du travail parce qu’ils sont compétents et cela justifie les privilèges. Et puis il y a les autres, les pauvres qui sont stupides et immoraux : il y a ceux qui méritent et les autres. La puissance de cette idéologie est qu’elle est intériorisée par celles et ceux qui sont oppressés et dominés.
Encore un contre-feu : faire un travail de conscientisation. La conscientisation est un concept central dans la pensée éducative du pédagogue brésilien Paulo Freire. Ce terme désigne le processus par lequel les individus prennent conscience de leur condition, de leur réalité sociale, économique et politique, et développent une compréhension critique de cette réalité et de cette condition, leur permettant de devenir auteurs des changements en d’autres termes de faire un travail d’émancipation.
Le désenchantement du politique est passé par la télévision et s’est développé dans tous les champs de l’image parce qu’il fallait combattre l’ennui, se divertir, remplir le temps libre, pacifier, de pas permettre les réactions progressistes et collectives, etc. Alors l’amusement, les bavardages insignifiants, a priorité un combat sur le débat, le marketing politique, la concurrence, l’obsession du scoop et la surenchère ont pris la place de la culture politique. C’est ainsi que l’on a détourné l’attention vers un spectacle et le fait divers fait diversion, on donne une vision incolore du monde. . À cela il s’insinue une philosophie pessimiste : on donne à voir des images de violences de guerre, de menaces, de haines, de résignation, on favorise les phobies et les anxiétés. Tout cela favorise la conservation de l’ordre établi.
Nouveau contre-feu : devant cette production culturelle de masse sans saveur, les artistes, les écrivains, les chercheurs ont le devoir de combattre pour la culture et la démocratie : la neutralité n’existe pas, s’habiller de neutralité consiste à permettre la continuité de la pensée dominante et du système en place.
Pour s’engager dans un projet révolutionnaire il faut avoir un minimum de prise sur le présent pour avoir l’ambition de changer ce présent. Ce qui fait de précarité un empêchement à l’engagement. La précarité déstructure l’existence et dégrade le rapport au monde, à soi, aux autres, au temps, à l’espace. La précarité rend l’avenir incertain, interdit toute anticipation et fait obstacle à ce minimum de croyance et d’espérance en l’avenir. La précarité donne le sentiment que tout est un privilège fragile et menacé : l’emploi, les relations, la santé, le logement, la famille, l’éducation, etc. L’État et les entreprises exploite ces phénomènes d’insécurité : la précarité est une volonté politique qui maintient les plus opprimés dans leurs conditions. La précarité s’inscrit dans un code de domination fondé sur un état généralisé et permanent d’insécurité qui contraint les travailleurs à la soumission et à l’acceptation de l’exploitation. La précarité agit directement et indirectement comme une menace, elle oppose le travailleur au chômeur et cette lutte de tous contre tous déstructure les valeurs de solidarité, d’humanité et entraine la violence.
Et si on allumait ensemble un contre-feu : la lutte politique est possible en encourageant les victimes de l’exploitation les précaires actuels et potentiels à travailler en commun, en les aidant à vivre, à tenir, à se tenir, à sauver leur dignité, à sortir de l’aliénation… et à se mobiliser. À se mobiliser contre la baisse des coûts de main d’œuvre, la réduction des dépenses publiques, la flexibilisation du travail, la destruction des collectifs, la sur-responsabilisation, l’auto-exploitation, l’auto-contrôle, l’assujettissement, le travail dans l’urgence, etc.
- Bourdieu P., Contre-feux, Raisons d’Agir Eds, 1998
Résumé : Un recueil de textes courts et cinglants qui montrent les effets destructeurs des politiques néolibérales sur toutes les formes de socialisation et de protection sociale conquises au fil de décennies de luttes. Ces propos pour servir de résistance contre l’invasion néolibérale gardent toute leur actualité quand les effets de destruction sociale ont pris une ampleur bien plus grande encore. ↩︎