Le droit à l’alimentation : une action quotidienne, une action politique.


Par Christophe Pruvot

Aujourd’hui, c‘est l‘urgence. On aide, on donne comme on peut. Nous souhaitons la fin de l‘aide alimentaire. Nous demandons à l’État d‘assurer la sécurité de toutes et tous. Pouvoir s’alimenter ne doit pas permettre le profit.

Ça commence par un débat.

C’est l’été, nous sommes une vingtaine d’adultes posés sur des tapis dans l’espace public et nous avons décidé de nous emparer d’un sujet de la vie quotidienne : l’alimentation. Nous souhaitons réfléchir ensemble pourquoi une association d’éducation populaire, un centre social et un espace de vie sociale organisent aujourd’hui une aide alimentaire, une cantine sociale alors que dans la ville il existe les « restos du cœur » et le « secours populaire ». 

Avant tout il est important de poser une évidence pour nous : l’alimentation est un droit et une démocratie doit donner accès à ce droit à tous les membres de la société sans condition.

Si l’alimentation est un droit premier, comment fait-on pour se nourrir correctement quand tout augmente ? La première condition qui interdit un accès libre à l’alimentation c’est la condition économique.

Notre conversation a débuté ainsi : 

« L’État ne donne pas accès à la nourriture, il ne protège pas les plus défavorisés. Ce n’est pas logique de passer par l’aide alimentaire : c’est la honte », « Pour se faire plaisir, même des petits plaisirs, on est obligé de prendre sur ces dépenses-là. Alors il n’y a plus de plaisirs », « Moi je mange surgelé ou des plats préparés parce que c’est moins cher enfin j’en trouve de vraiment pas chers même si les dates sont bien dépassées », « Moi j’ai fait un jardin mais ça ne fait pas tout », « Les produits les plus essentiels c’est trop cher », « On ne choisit pas ce qu’on mange », « Les gens prennent parce qu’ils ont faim et ne se posent plus la question s’ils aiment ou pas », « T’as beau travailler, ça ne suffit pas « , Tant que la bouffe ça rapportera à des gens les prix vont augmenter et nous on aura faim », « Avec la bouffe tu taxes un pauvre comme un riche », « On mange toujours la même chose », « Si en plus tu peux pas te déplacer tu peux pas aller chercher moins cher un peu plus loin », « On fonctionne avec les points de fidélité on ne choisit pas », « Ne pas choisir ça t’enlève une partie de ton humanité ».

Nous avons tenté de chercher un peu plus loin.

Nous avons partagé ce que Jean Ziegler écrit dans deux de ces ouvrages : « la faim dans le monde expliquée à mon fils » et « Destruction massive. Géopolitique de la faim ». Voici ce que nous en avons retenu et qui nous scandalise.

Nous vivons sur une planète qui déborde de richesse mais des gens ont faim, des enfants meurent de faim : c’est un scandale, c’est un crime.

L’être humain dépense tous les jours de l’énergie vitale. Celle-ci doit être remplacée par de la nourriture. Si le corps ne remplace pas cette énergie dépensée alors il souffre, le système immunitaire s’effondre et la personne meurt.

Il y a surabondance, on pourrait nourrir toute la population mondiale si la répartition était plus juste. Nourrir un être humain, c’est lui donner entre 2400 et 2700 calories par jour.

Les états les plus riches de la planète exploitent les pays pauvres. Les États industriels occidentaux comme l’Europe versent des subventions aux agriculteurs et dans le même temps déversent sur les marchés africains le surplus de leurs productions à des prix trois fois plus bas que les productions locales. De grosses sociétés industrielles accaparent les terres en masse dans les pays d’Afrique et ils produisent des fruits et légumes pour l’Europe (à des coûts largement inférieurs à ceux pratiqués dans les pays européens bien entendu), ils plantent aussi des forêts de palmiers ou des champs de cannes à sucre pour les agrocarburants. Les prix s’envolent à cause de la spéculation boursière (parce que les céréales sont cotées en bourse) et des agrocarburants (des surfaces agricoles pour du carburant comme le bioéthanol ou le biodiésel) : tout ça rapporte de l’argent. Pour maintenir les prix certains pays n’hésitent pas à brûler les récoltes pour qu’il n’y ait pas trop de produits sur les marchés financiers.

Les pays riches veulent maintenir les prix pour garantir des prix minimums aux agriculteurs, pour ça ils font des lois pour limiter les productions ou ils détruisent une partie de la nourriture (elle n’entre pas sur le marché).

La parole entendue et prise dans l’espace public.

Nous avons été à la rencontre de quelques personnes dans l’espace public : des enfants, des parents, des adultes seuls. C’était juste une discussion sur l’alimentation aujourd’hui, sur le prix, sur la santé, sur la faim. Les temps sont durs !

« On a rencontré avec un SDF à Lille, c’est dur. On sait qu’il y a des gens qui dorment dehors à Lillers. On fait quoi ? On leur donne à manger mais ça ne suffit pas »

« Est-ce que c’est vraiment bon ce qu’on donne dans les colis : bon pour la santé ? Est-ce qu’on fait attention aux goûts de tout le monde ? »

« La misère est partout : en Afrique, en France, à Lillers »

« Les plus pauvres se cachent par peur ou par honte ?

« L’État a une responsabilité, il peut mieux répartir l’argent, il devrait payer l’aide alimentaire directement ».

« On est obligé de passer par le calcul : applications, bons de réductions »

« Dans les colis on ne choisit pas. En plus ce n’est pas forcément bon pour la santé et pour la planète »

« On ne fait pas attention à ce qui est bon pour la santé. On fait juste attention au prix. On sait que ce qui est plus cher est meilleur pour la santé »

« On ne se fait plus plaisir »

« Même dans les cuisines collectives c’est galère. On fait moins à manger et on ne donne plus de rab. C’est injuste »

« On achète au moins cher même si c’est moins bon ».

« L’alimentation c’est bon pour la santé et prendre des forces. C’est bon de manger ensemble. Ça fait du bien ».

« Il faut arrêter de donner des plats dégueulasses aux pauvres ».

Le scandale ne s’arrête pas là : la défiscalisation sur les produits alimentaires, sur les dons alimentaires réalisés par la grande distribution.

Nous pouvons témoigner des dons que nous recevions d’une grande enseigne de la grande distribution. Pendant plusieurs mois, nous sommes allés chercher tous les jours de produits pour les redistribuer. Nous avons eu toutes sortes de produits : du pain dur immangeable, des produits frais aux dates largement dépassées, des paquets de biscuits éventrés, des fruits et des légumes pourrissants et dégoulinants… Des produits qui trainaient dans les stocks et qui auraient dû être jetés. Le jour où nous avons décidé de stopper, le responsable s’est étonné. Lorsque nous lui avons dit « nous avons honte de donner ce que l’on reçoit », il n’a plus dit un mot et a raccroché le téléphone. 

Il semble que l’État consacre environ (et ce chaque année) 500 millions d’euros pour l’aide alimentaire. Les trois-quarts de cette somme (75 % soit plus de 360 millions) bénéficient aux grandes surfaces sous la forme de défiscalisation : somme d’argent qui devrait revenir dans les « caisses de l’État » par les taxes et les impôts donc c’est comme un cadeau fait aux entreprises. Cet argent ne sert pas à la solidarité nationale, il revient aux actionnaires, aux entreprises. Et ça ne s’arrête pas là ? Certains syndicats agricoles nous apprennent que l’État et l’Europe versent des subventions aux agriculteurs et achètent aussi une partie de leurs productions. Ces productions sont données aux banques alimentaires. Un ancien agriculteur résume : « on est payé pour donner des produits pour lesquels on a déjà touché des subventions ». Depuis 2016, les distributeurs n’ont plus le droit de détruire les produits impropres à la consommation. De fait ils ont augmenté leurs dons aux associations caritatives et solidaires, dans le même temps ces produits donnés sont défiscalisés. Ce qui devait être jeté parce qu’inconsommable devient une ressource pour les distributeurs sans contrôle de la qualité de ce qui est donné. Les associations reçoivent des produits aux dates dépassées et des légumes pourris qu’ils peuvent donner aux pauvres. Et comme si cela ne suffisait pas, les produits donnés et « corrects » sont remplis d’acide gras saturés, de substances normalement interdites pour les produits « normaux » que l’on peut acheter en grande surface. Certaines productions ne sont destinées qu’à l’aide alimentaire et ces productions seraient de moins bonne qualité. Cela favorise une malnutrition, des problèmes de santé pour les personnes qui sont obligées de recourir à l’aide alimentaire. L’aide alimentaire devient un marché « juteux » pour les marchés financiers et les entreprises. Les plus pauvres enrichissent les plus riches, les plus riches maintiennent les plus pauvres à leur place.

On fait des choses, un peu tous les jours.

Depuis 4 ans, nous organisons une distribution alimentaire et une cantine sociale dans un quartier populaire, un quartier pauvre.

Personne ne contredira les chiffres, ils pourront être interprétés et expliqués différemment mais ils existent : un taux de chômage à presque 19 % (moins de 10% au niveau national), un taux de pauvreté à 21% (15,6 % au niveau national) 3. La misère est présente, elle augmente malgré l’action des associations dites caritatives, malgré des services d’aides sociales : ce n’est plus suffisant, les besoins et les manques sont conséquents. Notre association a décidé une distribution alimentaire régulière en plus de l’existant. Nous accompagnons plus de 400 personnes (un peu moins de 200 en 2020). Les baisses de financements publics nous obligent à conventionner avec la banque alimentaire plutôt que d’acheter les denrées nous-mêmes (ce qui nous contraint à donner ce que l’on reçoit et ne pas répondre aux habitudes des personnes). Nous avons ouvert une cantine sociale deux fois par semaine pour 70 repas par « service » (plus de 2700 repas en 2024). Avant la baisse des financements, nous cuisinions pour 150 personnes à chaque repas et nous proposions des plats à emporter. Chaque année nous organisons des repas partagés dans l’espace public, dans nos murs. Nous cultivons des fruits et légumes dans notre jardin ce qui nous permet d’alimenter nos repas et de distribuer les productions quand cela est possible.

Une rencontre de bénévoles de l’aide alimentaire.

En fin d’année 2023, nous avons rencontré d’autres bénévoles d’une autre ville qui font comme nous qui font ce qu’ils peuvent avec les moyens qu’ils ont : « c’est dur l’aide alimentaire, la violence est partout ».

« On aimerait faire mieux parce qu’on ne donne pas ce qu’il faut et en quantité suffisante, « les dates sont trop courtes ou dépassées », « on ne nourrit pas avec des tonnes de beignets », « il n’y a pas assez de produits frais », « pas assez de viande, pas assez de légumes traditionnels », « les gens font la queue et on voudrait les accueillir autrement », « on sait que les personnes ne choisissent pas ce qu’elles mangent mais on n’a que ça ».

« On prend, parfois, la colère des personnes qui trouvent que les sacs sont légers », « les personnes comparent leurs sacs et ça nous met mal à l’aise parce qu’on ne fait pas toujours les mêmes sacs », « quand les gens viennent sans sacs on ne peut pas donner surtout les produits congelés parce qu’il y a la responsabilité de la conservation », « j’attends pas de merci mais ça fait toujours plaisir », « il y en a qui sont pas contents et qui se plaignent mais bon c’est donné gratuit alors quand même ».

« C’est violent de devoir faire la queue pour avoir à manger pour sa famille, c’est violent de ne pas choisir ce que l’on va manger, c’est violent de savoir qu’on ne va pas avoir assez, c’est violent d’entendre les critiques alors qu’on donne ce qu’on a ».

La violence subie par les personnes les plus pauvres se rabat quelquefois sur les groupes de bénévoles qui reçoivent durement les attitudes, les propos. Mais qui est responsable de la violence ? Quelle est la part de responsabilité de l’État qui n’assure pas les soins nécessaires et qui ne répond pas aux besoins primaires de sa population ?

La violence est partout : elle est là quand les gens n’ont pas de quoi se nourrir suffisamment, elle est dans l’accueil des distributions alimentaires, elle est là et les bénévoles sont rendus responsables du peu, du pas assez, elle est dans le manque de denrées des banques alimentaires, elle est dans les dates trop courtes. La violence est partout et elle crée de la honte, de la colère, du désespoir, de la souffrance.

Notre action politique pour l’alimentation :

Nos actions sont autant d’occasions de socialiser l’alimentation, de faire la fête, de se rencontrer, de créer des moments, des souvenirs, de danser et de chanter. Ce sont autant d’occasions de lutter contre la précarité alimentaire et d’affirmer que manger à sa faim est un droit inconditionnel pour tous. Nos actions sont simples : une distribution alimentaire sans condition et sans contrôle, une cantine sociale, des repas partagés dans l’espace public, des cantines de rue, des petits déjeuners et des goûters, un jardin solidaire et communautaire

Nous avons réalisé une campagne d’affichage dans le quartier, dans la ville, pendant nos actions et en proximité pour affirmer notre pensée et nos idées, comme un manifeste pour un droit à une alimentation juste. Voici nos revendications : Le droit à une alimentation juste, saine et digne pur toutes et tous, Pouvoir faire plaisir à un enfant, Refuser qu’un adulte se prive de peur de ne pas avoir assez pour les enfants, Refuser que les enfants ne mangent pas à leur faim, La négociation des prix par les consommateurs, Le droit de créer des espaces potagers libres et gratuits, Créer des espaces potages un peu partout, Pouvoir choisir ce que l’on mange, Taxer les profits et non les produits alimentaires, Arrêt des aides de l’État aux entreprises de l’agroalimentaire et e a grande distribution, Refuser que certaines personnes sautent des repas, Imposer un minimum de 150 € par mois et par personne pour se nourrir : le droit à une sécurité sociale de l’alimentation, La défiscalisation pour le don de produits alimentaires est un crime contre l’humanité, un crime organisé pour la course aux profits au détriment des plus pauvres.

Nous affirmons cela alors que le Président de la République a une tout autre idée du droit à l’alimentation pour les plus pauvres. Emmanuel Macron aurait tenu les propos suivants : 

Contre les souffrances dues à l’alimentation, pour tenter de répondre aux urgences, pour faire du commun, pour socialiser encore ! Et ce qu’on veut mettre au travail pour la suite : un meilleur accueil à l’épicerie, développer les productions au jardin et au verger, une cantine de rue régulière, des repas dans les quartiers, etc.

La sécurité sociale de l’alimentation : une idée.

« 150€ par personne et par mois, enfants compris, représentent un budget annuel de 120 milliards d’euros, soit 8% de la valeur ajoutée produite en France.

Afin de garantir l’absence de mainmise de l’état sur le processus, nous souhaitons que l’argent ne transite pas dans les caisses de celui-ci, ce qui serait le cas avec un financement basé sur des taxes ou impôts dus à l’état qui les reverseraient au fonctionnement de la sécurité sociale de l’alimentation. Le mécanisme de cotisation est le plus approprié pour défendre une organisation démocratique de l’économie, il agit directement au niveau de la richesse produite et non pour corriger une première répartition inégale de celle-ci. » 5

Multiplier les repas et les actions dans l’espace public

Depuis des années l’association occupe et s’approprie l’espace public avec des ateliers éducatifs de rue avec des repas partagés, avec l’expérimentation de cantines de rue. Il faut continuer. Il faut aller plus loin, cela doit devenir une expression politique pour rendre visible, pour revendiquer, pour réclamer des droits.

« Les dés étant pipés, les élections délégitimées, les occupations physiques et sonores des espaces publics restent alors le seul moyen d’être visibles et entendus » 6.

« Les gens qui ne sont rien », Monsieur le Président, vous les croiserez dans les gares mais aussi dans les rues, dans les quartiers pour peu que vous sortiez vraiment.


  1. Jean Ziegler est né en 1934. C’est un homme politique, altermondialiste et sociologue suisse. Il a été rapporteur à l’ONU et a travaillé sur la question de l’alimentation et de la faim dans le monde. Les livres qui nous ont été utiles :
    Ziegler, J., Destruction massive. Géopolitique de la faim, Points, 2012
    Ziegler, J., La faim dans le monde expliquée à mon fils, Seuil, 2015 ↩︎
  2. https://basta.media/Les-derives-de-l-aide-alimentaire-defiscalisation-hypermarches-surproduction-agro-industrie-grande-distribution
    Les arguments qui suivent sont également tirés de cet article qui propose une lecture claire de ce que nous vivons au quotidien dans notre action d’aide alimentaire. ↩︎
  3. Source INSEE années 2020 et 2021 ↩︎
  4. Selon le MODEF (syndicat agricole). Lors du salon de l’agriculture, le 24 février 2024. Propos tenus par le Président de la République face à certains membres du syndicat. Propos relayés dans le journal La Marseillaise dans son édition du week-end des 14 et 15 février 2024. Bien entendu, l’Élysée a démenti, le syndicat a maintenu le fond des propos.
    https://france3-regions.francetvinfo.fr/provence-alpes-cote-d-azur/bouches-du-rhone/macron-a-t-il-dit-les-smicards-preferent-des-abonnements-vod-a-une-alimentation-saine-retour-sur-une-polemique-en-quatre-actes-2930256.html ↩︎
  5. https://securite-sociale-alimentation.org ↩︎
  6. Monique Pinçon Charlot dans son ouvrage Le Méprisant de la République aux éditions textuel (2023). ↩︎