Assumer l’éducation populaire comme lutte : subversion, alliances et contradictions


Par Christophe Pruvot

Introduction. Des tensions qui traversent nos vies : penser l’éducation populaire comme un lieu de lutte

Penser l’éducation populaire, c’est accepter de marcher sur une ligne de crête.
Entre transmission et transformation, entre soin et rupture, entre pédagogie et politique, entre “vivre-ensemble” et conflits sociaux.
Ces tensions, nous les vivons au quotidien quand on est éducateur·, travailleur social, pédagogue, militant.
Mais aussi bien au-delà de nos métiers : dans nos familles, dans nos groupes d’amis, dans nos amours, dans la manière dont on habite le monde.

Ces contradictions s’infiltrent partout :

  • Comment créer des espaces sûrs sans s’enfermer dans l’entre-soi ?
  • Comment politiser les colères sans les instrumentaliser ?
  • Comment assumer des convictions subversives tout en composant avec les institutions ?
  • Comment refuser la neutralité sans tomber dans le dogme ?

Ce texte est né de cette complexité.
Il ne prétend pas trancher. Il cherche à mettre en lumière, à poser les bonnes questions, à ouvrir des brèches dans les discours dominants sur l’éducation populaire.
Il s’adresse à celles et ceux qui travaillent avec, dans, ou contre les structures de l’éducation populaire.
À celles et ceux qui veulent faire de cette pratique un levier d’émancipation et non un simple outil de gestion sociale.

L’éducation populaire face à ses contradictions : entre entre-soi et nécessité du conflit

L’éducation populaire, quand elle est fidèle à ses racines, reconnaît le conflit.
Elle prend acte des désaccords, des contradictions, des tensions irréconciliables qui traversent le social. Elle ne cherche pas à les aplanir. Elle se construit même souvent dans le conflit : en le rendant lisible, en l’habitant, en y inventant des issues collectives.
Elle se veut du côté des opprimés, des dominé·es. Elle travaille à visibiliser les rapports de domination. Elle revendique la construction de contre-pouvoirs.

Mais aujourd’hui, on peut s’interroger.

Car si l’éducation populaire critique les pouvoirs en place, elle agit souvent dans des espaces déjà conquis.
Elle s’organise entre personnes déjà alignées sur des valeurs proches. Elle se réunit dans des tiers-lieux où l’on partage un vocabulaire commun, des idéaux partagés, des indignations similaires. Elle parle beaucoup à celles et ceux qui pensent déjà comme elle. Et elle prend peu le risque de l’affrontement symbolique dans les espaces où le désaccord est rude, où les idées sont violentes, là où les rapports sociaux sont les plus déchirés.

Les quartiers populaires, ceux qui ont été les terrains historiques des luttes sociales et politiques, sont devenus des zones de relégation. Zones de relégation pour les services publics… mais parfois aussi pour l’éducation populaire.
Ces quartiers sont traversés par la désespérance, les replis identitaires, la défiance généralisée, et parfois l’adhésion à des idées d’extrême droite, racistes, sexistes, autoritaires.


Et pourtant : c’est là que l’éducation populaire devrait être.
Là où c’est tendu. Là où les colères sont brutes. Là où les contradictions sont les plus visibles. Là où les personnes s’affrontent parfois les unes aux autres au lieu de pouvoir faire cause commune.

Mais intervenir dans ces espaces-là, ce n’est pas confortable.
Ce n’est pas valorisé par les institutions.
Ce n’est pas rentable.
Et ce n’est pas toujours bien accueilli.

Alors on se retrouve dans une contradiction :

  • D’un côté, le besoin vital de se retrouver entre personnes qui résistent, qui cherchent, qui théorisent, qui bâtissent. Ce temps de repli stratégique est essentiel.
  • De l’autre, l’évitement trop fréquent du rapport de force, du frottement, du conflit réel.

L’éducation populaire ne fait plus toujours débat.
Elle est parfois devenue une rubrique des appels à projets.
Elle est instrumentalisée par les politiques publiques néolibérales dans les contrats de ville, dans les dispositifs participatifs sans enjeux, dans les démarches de « citoyenneté » aseptisée.
Elle est réduite à du vivre ensemble, à de la gestion des tensions, à de l’animation socio-consensuelle.

Alors on peut poser la question frontalement :
L’éducation populaire est-elle encore subversive ?
Et si elle ne l’est plus, comment le redevenir ?

Se retrouver entre soi : une nécessité pour penser, se renforcer, construire

Il ne faut pas caricaturer l’entre-soi.
Dans les dynamiques d’éducation populaire, se retrouver entre personnes partageant des valeurs communes n’est pas toujours un repli. Cela peut être un moment stratégique, vital, réparateur.
Car pour pouvoir affronter l’extérieur, il faut parfois prendre le temps de se nourrir entre allié·es, de poser ses mots, de construire des grilles de lecture communes, de soigner les blessures, de réarmer la pensée.

Ces espaces d’entre-soi permettent :

  • de nommer les oppressions sans avoir à les justifier en permanence ;
  • de partager des expériences vécues similaires, sans être constamment dans la pédagogie envers les dominant·es ;
  • de formuler des analyses politiques à partir de vécus situés, dans un cadre sécurisé ;
  • de créer des alliances entre personnes ou groupes en lutte, sans la pression de la contradiction immédiate.

Loin d’être un enfermement, cet entre-soi peut devenir un laboratoire politique, un espace de reconstruction collective, un lieu de formation émancipatrice. Il s’agit d’un temps de ressourcement, de consolidation, de co-construction des savoirs.

Mais il ne peut être une fin en soi.

Le danger, ce serait d’y rester.
Car l’éducation populaire n’a pas vocation à ne parler qu’à ses pairs. Elle doit se confronter au monde, porter ses analyses dans les espaces de conflits, affronter les désaccords, sortir de la bulle.
Elle doit sans cesse alterner entre deux mouvements :

  • un mouvement de repli stratégique, pour penser, se régénérer, se renforcer ;
  • et un mouvement d’expansion politique, pour s’adresser au plus grand nombre, aller là où c’est difficile, porter la conflictualité dans l’espace public.

C’est dans cette tension créatrice que l’éducation populaire peut garder sa force transformatrice.
Car se parler entre convaincu·es est nécessaire. Mais s’organiser pour agir au-delà, là où ça résiste, l’est tout autant.

Pourquoi l’éducation populaire n’est pas toujours subversive ?

Parce qu’elle a été institutionnalisée

L’éducation populaire est née dans les luttes. Elle portait une ambition d’émancipation et de transformation sociale, contre les pouvoirs en place. Mais depuis les années 1980, elle a été largement intégrée aux dispositifs publics : subventionnée, encadrée, contractualisée, évaluée.
Cela a transformé ses pratiques. Ce qui était un geste politique est devenu un projet d’animation. Ce qui relevait du conflit est devenu une démarche de participation.
Subversion et convention ne font pas bon ménage. Quand on dépend d’une collectivité pour vivre, on apprend vite à ne pas trop la déranger.

Parce qu’elle a parfois renoncé à l’analyse des rapports de pouvoir

Dans certains espaces, l’éducation populaire est réduite à une pédagogie douce, bienveillante, sans aspérités. On parle de vivre ensemble, d’inclusion, de citoyenneté… mais rarement de lutte, de racisme structurel, de patriarcat, de capitalisme, d’aliénation, de dépossession.
Ce glissement vers une éducation populaire dépolitisée est aussi un choix : celui de rester audible, compatible, acceptable.

Parce qu’elle se replie sur l’entre-soi

À force de ne fréquenter que des personnes déjà convaincues, l’éducation populaire perd parfois sa capacité à produire du désaccord. On tourne en rond dans des cercles militants où l’on pense la même chose, où l’on parle le même langage, et où l’on évite les confrontations inconfortables.
Mais c’est précisément là, dans le désaccord, que la subversion peut naître.

Parce qu’elle a parfois peur du conflit

Subvertir, c’est affronter. C’est prendre le risque de déranger, de fâcher, d’être rejeté.
Mais beaucoup de structures ont appris à éviter le conflit pour préserver leur existence, leurs subventions, leur tranquillité. Or une éducation populaire qui ne prend pas le risque de heurter l’ordre établi finit par le conforter malgré elle.

Parce qu’elle est rattrapée par les logiques gestionnaires

Appels à projets, tableaux d’indicateurs, culture du résultat, injonction à l’évaluation : tout cela formate les pratiques.
Le sens politique s’efface derrière des objectifs quantifiables. L’action se fragmente en activités, déconnectées d’un projet global de transformation sociale.

Parce que certains de ses acteurs oublient d’où elle vient

L’éducation populaire ne vient pas des institutions : elle vient des mouvements ouvriers, des syndicats, des luttes antifascistes, de l’autogestion.
Quand ses acteurs ne connaissent plus cette histoire, quand ils n’assument pas cet héritage, ils peuvent la transformer en outil de pacification plutôt qu’en levier d’émancipation.

L’éducation populaire n’est pas toujours subversive parce qu’elle a été domestiquée.
Parce qu’elle a appris à se rendre compatible avec le système au lieu de le contester.
Parce qu’elle a parfois préféré la reconnaissance institutionnelle à la dissidence politique.
Parce qu’il est plus facile de faire de l’éducation populaire un outil de médiation que de subversion.

Être subversif, ça veut dire quoi au juste ?

Le mot subversif est souvent utilisé, mais rarement défini. Il évoque une posture de résistance, de contestation, mais aussi une forme d’inconfort.
Être subversif, ce n’est pas seulement critiquer : c’est déranger, déplacer, mettre en question l’ordre établi.

C’est refuser les évidences, dénaturer les normes, désorganiser ce qui semble aller de soi.
C’est poser des questions que personne ne veut poser, ouvrir des brèches dans les consensus, réveiller les colères là où on attend l’apaisement.

Être subversif, ce n’est pas être provocateur pour le plaisir, c’est mettre en crise les dominations, les rapports de pouvoir, les logiques d’exploitation.
C’est agir pour que ce qui paraît normal apparaisse comme intolérable.

Concrètement, cela peut vouloir dire :

  • Dénoncer des injustices là où il serait plus rentable de les taire.
  • Mettre en lumière les mécanismes de domination que tout le monde préfère ignorer.
  • Créer des espaces de parole, d’action ou d’organisation autonomes, non contrôlés, non validés par les institutions.
  • Faire émerger des récits, des savoirs, des voix, que le système nie ou invisibilise.
  • Refuser de se conformer, même sous la pression des normes, des financeurs, de la bonne entente sociale.
  • Favoriser les conflits politiques, plutôt que leur gestion ou leur neutralisation.

La subversion ne se mesure pas uniquement au discours.
On peut avoir un vocabulaire radical… tout en reproduisant les structures du pouvoir.
Inversement, on peut être subversif par la pratique, en créant des formes d’organisation, de soin, de pédagogie ou de solidarité qui contredisent en actes les logiques dominantes.

La subversion est donc à la fois :

  • une posture politique (refus de la neutralité, parti pris en faveur des opprimés),
  • une méthode de travail (conflit, désaccord, dé-construction),
  • et un horizon (transformation radicale du monde social).

Et cela suppose, pour l’éducation populaire, une vigilance constante :

  • Suis-je encore en train de déranger l’ordre social, ou de l’adoucir ?
  • Suis-je en train de rendre audible l’inaudible, ou de conforter ce qui est déjà légitime ?
  • Suis-je du côté de celles et ceux qu’on fait taire ou du côté de celles et ceux qu’on écoute déjà ?

Comment (et où) l’éducation populaire peut être subversive

Pour que l’éducation populaire soit subversive, il ne suffit pas de tenir un discours critique ou d’avoir de bonnes intentions.
Il faut des choix concrets, des pratiques situées, des alliances claires, et des espaces de conflit assumés.

En choisissant les bons terrains : là où c’est tendu, pas là où c’est simple

La subversion ne peut se déployer uniquement dans des lieux déjà acquis, sécurisés, sympathiques.
Elle doit se risquer dans les espaces où les contradictions sociales sont vives, où le désaccord est fort, où les idées dominantes font mal.

Cela veut dire :

  • intervenir dans les quartiers populaires, les zones rurales abandonnées, les territoires désindustrialisés, les espaces marqués par la colère, le repli, ou même l’adhésion à l’extrême droite ;
  • aller là où les gens n’ont pas les mots du militantisme, mais vivent la violence des inégalités au quotidien ;
  • être présent là où les services publics se désengagent, où les institutions évitent le conflit et y rester sans chercher à tout lisser.

En créant des formes d’organisation autonomes

La subversion passe aussi par les formes.
Être subversif, ce n’est pas seulement critiquer le système de l’extérieur, c’est organiser d’autres manières de faire, de décider, d’apprendre, de vivre ensemble.

Cela implique :

  • de favoriser l’autogestion, la prise de pouvoir collective, la démocratie directe ;
  • de refuser les logiques verticales : hiérarchies internes, le gouvernement des experts, pilotage par les financeurs ;
  • de soutenir les espaces auto-organisés, même fragiles, même imparfaits, portés par les premiers concernés.

En mettant les savoirs en lutte

L’éducation populaire devient subversive quand elle politise les savoirs, qu’elle les ancre dans les conflits sociaux.

Cela veut dire :

  • partir des savoirs situés, des vécus des personnes dominées, pour produire une lecture critique du réel ;
  • relier les expériences personnelles aux structures de domination (racisme, patriarcat, capitalisme…) ;
  • refuser l’idée d’une éducation neutre, citoyenne, apolitique.

En assumant le conflit plutôt qu’en le gérant

L’éducation populaire n’est pas là pour “faire du lien social” au sens mou du terme.
Elle est là pour faire émerger des conflits, les rendre lisibles, s’organiser à partir d’eux.

Cela suppose :

  • d’assumer que certains ateliers, discussions ou projets ne seront pas consensuels ;
  • de ne pas chercher à tout prix l’adhésion, mais la transformation ;
  • de refuser le rôle d’amortisseur social, celui qu’on attribue trop souvent aux associations : calmer, contenir, animer.

En s’alliant avec les luttes, pas avec le pouvoir

L’éducation populaire n’est pas neutre.
Elle doit se tenir du côté de celles et ceux qui luttent, et pas de ceux qui instrumentalisent la participation pour mieux contenir les colères.

Cela signifie :

  • refuser certains financements, si leur cadre impose une dépolitisation ;
  • désobéir aux cadres technocratiques, quand ils empêchent l’action ;
  • construire des alliances avec les mouvements sociaux, les syndicats, les collectifs, les réseaux radicaux même non reconnus, même précaires.

Une éducation populaire subversive…

  • n’est pas là où c’est confortable, mais là où ça frotte ;
  • n’essaie pas de réparer le système, mais d’en sortir ;
  • ne forme pas des citoyens modèles, mais des sujets critiques ;
  • ne se contente pas d’animer, elle organise ;
  • ne gère pas les tensions, elle les politise.

L’éducation populaire est-elle anticapitaliste ?

Historiquement, elle l’a été ou, du moins, elle en portait la potentialité.

L’éducation populaire est née des mouvements ouvriers, syndicaux, mutualistes, socialistes, anarchistes. Elle portait une volonté de se former entre pairs, de s’émanciper par la culture, de comprendre les rapports de domination pour mieux les renverser.
Elle n’avait rien à voir avec une simple animation culturelle ou une démarche participative telle que les institutions la récupèrent aujourd’hui.
Elle était profondément liée à une critique du capitalisme, compris comme un système d’exploitation et de dépossession.

Des figures comme Jean Guéhenno, Christiane Faure, Elise et Célestin Freinet, Paul Langevin, ou plus tard Paulo Freire, Bell Hooks, ont inscrit leurs pratiques dans une perspective de transformation radicale de la société pas simplement dans l’adaptation des dominés à l’ordre existant.

Mais aujourd’hui, l’éducation populaire n’est pas par essence anticapitaliste.

Elle est traversée de contradictions.

  • Certaines associations d’éducation populaire sont devenues des prestataires de services. Elles répondent à des appels à projets, gèrent des dispositifs, produisent des indicateurs pour les financeurs publics.
  • D’autres acceptent les règles du jeu néolibéral (mise en concurrence, logique de projet, évaluation quantitative), tout en tenant un discours critique.
  • Beaucoup d’initiatives, malgré leur sincérité, reproduisent des logiques de pacification sociale, de gestion des tensions, sans remettre en cause les structures mêmes du capitalisme (propriété privée, accumulation, hiérarchie, marchandisation du vivant et du travail…).

En ce sens, l’éducation populaire peut coexister avec le capitalisme et parfois même l’aider à se maintenir, en atténuant les effets de ses violences sans en contester les causes.

Pourtant, une éducation populaire radicale, subversive, ancrée dans les luttes, peut et doit être anticapitaliste.

Pas au sens d’une idéologie figée, mais dans la pratique :

  • En refusant la marchandisation des savoirs, des relations, du soin, du social.
  • En pratiquant l’autogestion, la coopération, l’autoformation.
  • En partant des savoirs situés, de l’expérience vécue des opprimés.
  • En dénonçant les logiques de domination (patriarcat, racisme, validisme, colonialisme) articulées au capitalisme.
  • En valorisant les communs, la solidarité, le faire collectif contre la logique de compétition.
  • En créant des espaces d’organisation autonome, de conflictualité, de désobéissance, de prise de parole pour celles et ceux qu’on n’écoute jamais.

L’éducation populaire peut être anticapitaliste mais elle ne l’est pas toujours.
Elle le devient quand elle choisit son camp.
Quand elle renonce à la neutralité.
Quand elle ne cherche pas à plaire, mais à politiser.
Quand elle n’adapte pas les individus au monde tel qu’il est, mais qu’elle les aide à en inventer un autre.

L’éducation populaire doit-elle être de gauche ?

Poser la question ainsi, c’est risquer de réduire l’éducation populaire à une étiquette politique partisane, ce qu’elle refuse justement non par neutralité, mais par volonté de rester du côté des luttes, pas des appareils.
Mais si on entend de gauche au sens large, comme une volonté de transformation sociale, de justice, d’égalité réelle, alors oui : l’éducation populaire ne peut pas être neutre. Elle doit choisir son camp.

L’éducation populaire doit être politique, mais pas forcément partisane

Elle ne doit pas faire campagne pour un parti ou s’aligner sur un programme électoral.
Mais elle doit être incarnée, située, et donc engagée contre les logiques d’oppression qui structurent nos sociétés.

Cela veut dire qu’une éducation populaire fidèle à son ambition :

  • doit être féministe, parce que l’émancipation ne peut pas ignorer les rapports de genre ;
  • doit être antiraciste, parce qu’on ne construit pas d’égalité en ignorant l’histoire coloniale et ses prolongements ;
  • doit être anticapitaliste, au sens d’une critique des logiques d’exploitation, de marchandisation, de dépossession ;
  • doit être écologiste, au sens d’une attention aux communs, à la vivabilité, à la justice environnementale ;
  • doit être anti-autoritaire, parce qu’on ne libère pas les consciences par la hiérarchie ou le dogme ;
  • doit être décoloniale, parce qu’elle ne peut pas se penser en dehors des histoires de domination globale ;
  • doit être démocratique, au sens fort : pas de gouvernance verticale, mais des espaces d’autonomie et de décision collective.

Alors oui, l’éducation populaire, si elle est fidèle à elle-même, n’est pas neutre :

Elle est radicalement engagée contre les dominations.
Et cela l’amène, dans les faits, à se tenir aux côtés des mouvements libertaires, socialistes, communistes, écologistes, féministes, décoloniaux, etc.

Mais ce n’est pas une question de camp politique traditionnel, c’est une question de cohérence éthique et stratégique.
Ce n’est pas être de gauche pour la gauche : c’est être du côté des opprimés, contre les logiques systémiques qui les écrasent.

Ce que l’éducation populaire ne peut pas être

  • Elle ne peut pas être nationaliste ou identitaire.
  • Elle ne peut pas être compatible avec les idées d’extrême droite, même sous couvert de liberté d’expression.
  • Elle ne peut pas ignorer les rapports de classe, les rapports de race, de genre, d’âge, de handicap.
  • Elle ne peut pas se contenter de faire du lien social sans poser la question du pouvoir.

L’éducation populaire n’est pas un supplément d’âme démocratique.
Elle est un levier de conflictualité, un ferment de transformation, un outil de lutte.
Elle est politique, nécessairement.
Et si elle ne l’est plus, elle se dissout dans la gestion, la neutralité, ou pire : dans la collaboration silencieuse avec l’ordre établi.

Ce que ça veut dire (vraiment) : être anticapitaliste, écologiste, féministe, anticolonialiste, antiraciste, antisexiste, reconnaître la lutte des classes… Est-ce être de gauche ?

Dans les milieux d’éducation populaire, ces termes reviennent souvent. Mais que désignent-ils vraiment ?
Sont-ils synonymes d’une posture de gauche ? Faut-il se revendiquer communiste, socialiste, libertaire pour les incarner ?
Et surtout : quelles implications concrètes cela a-t-il, dans les pratiques, les alliances, les choix ?

Être anticapitaliste

C’est ne pas seulement critiquer les effets du capitalisme (inégalités, pollution, précarité), mais remettre en cause son fonctionnement structurel :

  • la propriété privée des moyens de production,
  • la marchandisation du vivant, du travail, du savoir, du soin,
  • l’exploitation des classes laborieuses au profit de l’accumulation,
  • la mise en concurrence permanente entre individus et territoires.

Être anticapitaliste, ce n’est pas juste protéger les plus pauvres, c’est vouloir abolir les rapports d’exploitation, et inventer d’autres formes d’organisation sociale : autogestion, communs, économie sociale radicale, entraide.

Être écologiste

Ce n’est pas seulement trier ses déchets ou planter des arbres.
C’est reconnaître que la crise écologique est structurelle : issue du productivisme, du capitalisme, du colonialisme.
Être écologiste, c’est défendre :

  • la justice environnementale (pas de transition sur le dos des pauvres).
  • une soutenabilité et une vivabilité radicale (sortir de la croissance).
  • la démocratie écologique, c’est-à-dire une gouvernance des communs basée sur les besoins, pas sur les profits.
  • Une écologie pirate, populaire et radicale.

Être féministe

C’est reconnaître que les rapports de genre structurent profondément les inégalités sociales.
Être féministe, ce n’est pas aider les femmes, c’est remettre en cause le patriarcat :

  • la hiérarchie entre les sexes,
  • la domination masculine,
  • la division sexuelle du travail,
  • l’invisibilisation du soin, des émotions, des violences sexuelles et sexistes.

Un féminisme radical pense l’émancipation des genres en lien avec les luttes sociales et économiques.

Être anticolonialiste et décolonial

C’est reconnaître que la colonisation n’est pas un épisode du passé, mais un système toujours actif dans les rapports Nord/Sud, dans les discriminations raciales, dans les savoirs dominants.

C’est :

  • refuser l’ethnocentrisme,
  • visibiliser les héritages du colonialisme (racisme, inégalités d’accès aux droits, domination culturelle),
  • valoriser les savoirs et luttes des peuples colonisés ou ex-colonisés.

Être antiraciste

Ce n’est pas simplement dire on est tous égaux.
C’est reconnaître que le racisme est systémique :

  • dans la police, dans le logement, dans l’école, dans l’emploi,
  • dans les stéréotypes médiatiques,
  • dans les politiques migratoires.

C’est donc lutter pour l’égalité réelle, pour la reconnaissance, pour la justice.
C’est se positionner contre les institutions qui produisent et reproduisent ces inégalités.

Être antisexiste

C’est refuser la hiérarchie entre les sexes, les stéréotypes de genre, les violences sexuelles, mais aussi la binarité obligatoire.
C’est :

  • défendre les droits LGBTQIA+,
  • reconnaître les oppressions croisées (genre + classe + race…),
  • créer des espaces sûrs pour l’émancipation de toutes les identités de genre.

Reconnaître la lutte des classes

C’est voir que la société n’est pas seulement divisée par des valeurs ou des opinions, mais par des rapports de classe:

  • entre ceux qui possèdent et ceux qui travaillent,
  • entre ceux qui décident et ceux qui subissent,
  • entre ceux qui accumulent et ceux qui galèrent.

Reconnaître la lutte des classes, ce n’est pas être passéiste, c’est comprendre que l’émancipation passe par des rapports de force, par la solidarité de classe, par l’organisation collective contre l’exploitation.

Est-ce que tout cela, c’est être de gauche ?

Oui, dans une certaine acception du mot gauche.
Pas dans le sens électoral ou partisan, mais dans le sens historique et stratégique.

La gauche désigne les mouvements qui, historiquement :

  • ont pris le parti des opprimés contre les dominants,
  • ont lutté pour l’égalité réelle, pas seulement juridique,
  • ont porté les valeurs d’émancipation, d’autogestion, de solidarité, de transformation sociale.

Mais ces valeurs peuvent se retrouver dans différentes traditions :

  • communiste (critique de l’exploitation, propriété collective, planification),
  • socialiste (égalité, services publics, régulation économique),
  • libertaire (autogestion, horizontalité, refus de l’autorité, démocratie directe),
  • écologiste radicale (décroissance, sobriété, communs, climat),
  • féministe radicale, décoloniale, intersectionnelle…

Être subversif aujourd’hui, ce n’est pas forcément appartenir à une étiquette partisane.
C’est se tenir du côté des opprimés, et lutter contre les systèmes qui les oppriment.
C’est donc, en pratique, être de gauche même sans drapeau.

Comment l’éducation populaire peut assumer d’être subversive, anticapitaliste et de gauche

Se revendiquer subversive, anticapitaliste ou de gauche peut devenir un simple label identitaire, un vernis radical sans conséquences.
Assumer véritablement ces positions, c’est en tirer des conséquences pratiques, politiques et structurelles.

Cela demande du courage, des ruptures, de la cohérence.
Pas une posture morale, mais une ligne politique incarnée dans les choix quotidiens.

En l’inscrivant dans ses statuts, ses documents, son projet

Assumer une ligne politique, c’est ne pas la cacher.
C’est dire clairement que l’on est du côté des dominés, que l’on refuse la neutralité, que l’on s’inscrit dans une histoire des luttes.

Cela peut vouloir dire :

  • rédiger un projet politique explicite, non aseptisé, qui nomme les rapports de domination que l’on combat (capitalisme, patriarcat, racisme…) ;
  • intégrer ces positions dans les documents fondateurs, dans les chartes, dans les outils pédagogiques.

C’est aussi un geste de transparence vis-à-vis des partenaires, des publics, des institutions : voilà qui nous sommes, voilà ce que nous défendons.

En alignant les pratiques avec les discours

Avoir une analyse critique du capitalisme tout en reproduisant ses logiques (compétition, hiérarchie, évaluation permanente, précarisation des salariés) est une contradiction destructrice.

Il faut donc :

  • réinterroger les modes d’organisation internes : comment on décide, qui parle, qui fait le sale boulot ;
  • refuser les injonctions gestionnaires : ne pas plier systématiquement face aux appels à projets formatés, aux logiques de rendement, aux évaluations absurdes ;
  • mettre en place des pratiques d’autogestion, de gouvernance partagée, de désinstitutionnalisation quand c’est possible.

En construisant une stratégie d’alliance avec les luttes sociales

Assumer d’être de gauche ou anticapitaliste, c’est s’aligner avec les mouvements sociaux, et pas avec ceux qui les neutralisent.

Cela suppose :

  • de soutenir publiquement les mobilisations (grèves, luttes écologistes, féministes, antiracistes…) ;
  • de mettre à disposition des espaces, des compétences, du temps pour soutenir l’auto-organisation des concernés ;
  • de refuser les partenariats avec des institutions ou des acteurs qui détruisent les droits sociaux ou diffusent des idées réactionnaires.

Cela implique aussi une forme de désobéissance parfois : contourner les cadres, détourner les financements, agir malgré les interdictions.

En acceptant le coût politique de ses choix

Assumer une posture subversive, anticapitaliste et de gauche coûte : en reconnaissance, en financements, en tranquillité.

Cela signifie :

  • accepter que certaines institutions ne soutiendront plus ;
  • renoncer à l’idée d’être légitime, entendu, respecté dans tous les cercles ;
  • tenir la ligne même quand c’est fragile, même quand ça isole car c’est là que réside la force de transformation.

Assumer, c’est aussi former ses équipes, ses bénévoles, ses partenaires à cette ligne politique : pour éviter les glissements, les incohérences, les silences.

Assumer une éducation populaire subversive, ce n’est pas une posture, c’est une stratégie.

  • C’est inscrire ses luttes dans ses textes, ses choix, ses actes.
  • C’est refuser la compatibilité avec les logiques de domination.
  • C’est agir avec et pour les opprimés, même quand c’est risqué.
  • C’est faire de chaque projet un acte politique, pas une prestation.

Conclusion. Assumer la conflictualité pour une éducation populaire politique, située et engagée

L’éducation populaire n’est pas un label. Ce n’est pas une case administrative. Ce n’est pas un plus à la marge des politiques publiques.
C’est un projet politique. Une pratique de lutte. Un outil de transformation.

Mais pour qu’elle le soit vraiment, il faut faire des choix :

  • Choisir son camp : du côté des opprimés, pas de ceux qui organisent l’oppression.
  • Assumer les conflits : ne pas les fuir, ne pas les neutraliser.
  • Résister aux récupérations : ne pas se laisser dissoudre dans les logiques gestionnaires, participatives ou moralisantes.
  • Construire des alliances : avec les luttes sociales, les groupes autonomes, les mouvements critiques même imparfaits, même fragiles.

L’éducation populaire ne peut pas tout.
Mais elle peut ouvrir des brèches, former des consciences critiques, créer des solidarités actives, faire exister d’autres manières de vivre, de décider, de lutter.
Elle peut être cet espace où l’on tisse du commun dans un monde brisé à condition de ne pas oublier d’où elle vient, ni ce qu’elle est censée déranger.

Ne pas s’adapter au monde tel qu’il est.
Mais contribuer à le transformer, radicalement, collectivement.