Démonter le capitalisme : pour une critique radicale des valeurs dominantes et en finir avec la neutralité


Avant propos.

Au-delà des étiquettes : penser depuis le commun, le social et le libertaire

Il y a des mots qui font peur, des mots abîmés, récupérés, dévoyés. Des mots qui, à force d’avoir été associés aux régimes autoritaires, aux bureaucraties étatiques ou aux guerres idéologiques, semblent aujourd’hui inemployables. Le communisme, le socialisme, l’anarchisme ou le libertaire font partie de ceux-là.

Mais ce texte ne parle pas d’idéologies d’État, ni de programmes de partis. Il parle d’une autre histoire, plus souterraine, plus vivante, plus indocile. Celle des communs, des solidarités populaires, des liens tissés dans les marges. Celle des gestes partagés qui refusent l’appropriation, qui font circuler le pouvoir, qui réinventent les règles à partir du bas.

Communisme, au sens du commun : non pas la confiscation, mais la mise en partage. Socialisme, au sens du social : non pas l’administration du monde, mais la construction de rapports de coopération, de reconnaissance, de soutien mutuel. Libertaire, au sens de la liberté réelle : celle qui ne peut se penser sans égalité, sans dignité, sans émancipation de toutes les formes de domination – économiques, racistes, patriarcales, institutionnelles.

Ce texte s’inscrit dans cette lignée-là. Celle des luttes anonymes et des pratiques concrètes. Celle des cabanes, des ZAD, des ateliers de rue, des coopératives, des cercles de parole et des foyers d’accueil. Là où l’on refait société sans permission. Là où l’on prend soin les uns des autres contre l’indifférence des pouvoirs. Là où l’on tient debout, ensemble.

Introduction générale.

Ce que le capitalisme fait aux esprits

Il est des emprises qui ne se voient plus tant elles façonnent notre manière même de voir. Le capitalisme est de celles-là. Il ne se contente pas d’organiser l’économie, de répartir les richesses ou d’orienter les politiques publiques. Il colonise nos imaginaires, infiltre nos affects, modèle nos désirs et nos peurs. Il ne se dit pas toujours par des lois, des chiffres ou des institutions : il agit aussi à travers des mots, des normes, des évidences.

Dans le langage courant, il se glisse sous les apparences de la liberté, du progrès, du mérite ou de la réussite. Il transforme des choix politiques en nécessités prétendument naturelles. Il fait passer pour neutres des rapports de pouvoir profondément inégalitaires. Et surtout, il installe en chacun de nous une manière de se juger, de juger les autres, de hiérarchiser les vies.

C’est cette emprise symbolique, morale et idéologique que ce texte entend démonter. Car ce n’est pas seulement un système économique qu’il faut critiquer, mais l’ensemble des valeurs qui le soutiennent, qui le justifient, qui le rendent tolérable. Démonter les valeurs du capitalisme, ce n’est pas un exercice théorique : c’est un geste politique. Un acte de désobéissance intellectuelle et sensible. Une manière de rouvrir le champ des possibles. Et c’est aussi une manière de travailler autrement dans les champs du social, de l’éducation et de l’animation.

Ce travail se déploie en quatre mouvements : d’abord, un dévoilement des dogmes fondateurs du capitalisme, tels qu’ils sont formulés et imposés dans nos sociétés contemporaines. Ensuite, une série de contre-valeurs, nourries par les pratiques d’émancipation, les luttes sociales et les cultures critiques. Puis, une attaque frontale de l’idéologie capitaliste, pour en mettre à nu la violence structurelle. Enfin, une autre façon d’aborder le travail social et éducatif en refusant d’être neutre.

Il ne s’agit pas seulement de penser contre. Il s’agit de penser depuis ailleurs. Depuis les marges, depuis les colères, depuis les solidarités concrètes. Depuis ce qui résiste encore.

Partie 1 : Les valeurs cardinales du capitalisme – Entre dogmes et illusions

Le capitalisme ne s’impose pas seulement par des rapports de force, il s’insinue dans les esprits, dans les langages, dans les habitudes. Il avance masqué, paré des habits de l’évidence. Il se donne comme nature alors qu’il est culture, construction historique, choix politique. Cette première partie propose de dresser un inventaire critique des piliers idéologiques qui soutiennent le récit capitaliste : la propriété, le profit, le mérite, l’innovation… autant de notions présentées comme neutres et universelles, mais qui charrient en réalité domination, exclusions et violences symboliques.

La propriété privée, tout d’abord, est présentée comme un droit fondamental, le fruit du travail personnel, l’expression même de la liberté. Pourtant, elle repose sur une histoire de dépossession, de confiscation des communs, de garantie par la force publique. Elle permet l’accumulation des richesses et fonde des rapports sociaux inégalitaires : entre ceux qui possèdent et ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre.

Le profit est érigé en moteur de l’économie. Il serait le prix du risque, la récompense du travail bien fait. En réalité, il est un prélèvement sur le travail des autres, une extraction de valeur opérée par ceux qui possèdent les moyens de production. À travers lui, se cache une logique de spoliation légalisée qui justifie précarité et exploitation.

L’exploitation, qu’on tait ou qu’on renomme en partenariat, structure le salariat moderne. Le contrat de travail, soi-disant libre, dissimule une aliénation quotidienne : l’achat d’un temps de vie, d’une force humaine réduite à un coût. Le capital ne produit rien par lui-même. Ce sont les travailleuses et travailleurs qui créent les richesses.

La concurrence est présentée comme une émulation positive. Elle serait gage d’efficacité et d’innovation. Mais elle est surtout une guerre permanente, une mise en insécurité généralisée, une logique de désolidarisation. Elle engendre des perdants, des exclus, des logiques de déclassement permanentes.

Le mérite permet de justifier l’injustifiable. Si chacun réussit selon ses efforts, alors les perdants n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes. C’est là le cœur du mensonge méritocratique : nier les conditions de départ, les dominations structurelles, les inégalités héritées. Le mérite est un masque moral qui naturalise les privilèges.

La réussite individuelle est présentée comme l’horizon de toute vie. Elle se mesure à l’enrichissement, à l’ascension, à la performance. Mais elle nie les solidarités, les trajectoires situées, les transmissions collectives. Elle isole et culpabilise ceux qui « n’y arrivent pas ».

La compétition est omniprésente : dans l’école, dans le travail, dans la culture. Elle serait naturelle et stimulante. En réalité, elle détruit les liens, génère du stress, renforce les hiérarchies. Elle est une méthode de dressage social et de dépolitisation des enjeux.

L’innovation, érigée en valeur en soi, est vantée comme vecteur de progrès. Mais elle est le plus souvent détournée vers la rentabilité, la précarisation, la création de besoins artificiels. Elle est au service de la compétitivité, non de l’utilité sociale.

L’entrepreneuriat (esprit d’entreprise), dans sa version néolibérale, devient un modèle hégémonique. L’individu doit se vendre, se surpasser, se créer lui-même. Cette valorisation de l’autonomie masque en réalité une grande fragilité : absence de protection, isolement, responsabilisation forcée.

Le marché est présenté comme un mécanisme naturel, optimal, neutre. Mais il est un construit social, soutenu par l’État, et porteur de logiques de marchandisation du vivant, d’accaparement et d’exclusion.

L’autonomie par le travail est valorisée tant que ce travail est rentable. Pourtant, le salariat ne garantit ni stabilité, ni reconnaissance, ni liberté. Le travail devient condition d’accès à l’existence sociale, et sa valeur est déterminée par le marché.

Enfin, la neutralité de l’économie est l’une des grandes mystifications contemporaines. On nous dit que l’économie est technique, dépolitisée, rationnelle. Mais elle est normative, construite, idéologique. Elle masque des choix de société présentés comme nécessités.

Cette première partie pose ainsi les bases d’une critique des catégories dominantes du capitalisme. Il ne s’agit pas simplement de les dénoncer, mais de les mettre à nu, d’en montrer les ressorts et les effets.

Partie 2 : Contre-discours aux valeurs capitalistes et néolibérales

Face à ces dogmes qui naturalisent les inégalités et masquent les dominations, il est nécessaire de faire surgir des contre-discours, enracinés dans les pratiques, les solidarités, les luttes. Il ne s’agit pas seulement de dénoncer, mais de proposer : des alternatives concrètes, déjà là, déjà vives, souvent invisibilisées par les logiques dominantes.

Contre la propriété privée, on affirme le droit aux communs. Terres, savoirs, ressources, espaces doivent être déposés hors des logiques marchandes et gérés collectivement, de manière solidaire et démocratique. Il ne s’agit plus de posséder, mais de prendre soin, de partager, de transmettre.

Contre le profit, on défend la valeur d’usage, le soin du vivant. Produire pour les besoins réels, pas pour le marché. Valoriser ce qui soigne, ce qui relie, ce qui nourrit : tel devrait être l’horizon d’une économie émancipée de la rentabilité.

Contre l’exploitation, on revendique un travail libéré, coopératif, choisi. Un travail qui transforme le monde et non les corps en ressources. Un travail gouverné démocratiquement, au service du bien commun.

Contre la concurrence, on construit des solidarités. Coopérer, ce n’est pas renoncer à l’efficacité, c’est remettre le lien au cœur. Les pratiques collectives, les fonctionnements horizontaux, les dynamiques d’équipe deviennent les lieux d’un autre rapport au monde.

Contre le mérite, on affirme la justice sociale. Réduire les inégalités structurelles, compenser les dominations héritées, soutenir les parcours fragilisés : c’est le sens d’une véritable égalité, fondée sur la reconnaissance et la redistribution.

Contre la réussite individuelle, on valorise les cheminements partagés. Personne ne se construit seul. La réussite devient solidaire lorsqu’elle est arrimée à l’émancipation collective, à la dignité des plus précaires, à la transmission entre générations.

Contre la compétition, on oppose l’entraide. Dans la nature comme dans les groupes humains, c’est la coopération qui assure la survie, la création, la joie. L’entraide est un choix politique contre la division, un remède contre la solitude sociale.

Contre l’innovation pour le marché, on fait vivre l’invention sociale. L’éducation populaire, l’économie solidaire, les pratiques de lutte inventent sans cesse de nouvelles formes de vivre, de produire, de décider. Créer contre, c’est déjà transformer.

Contre l’esprit d’entreprise, on revendique le pouvoir d’agir collectif. Entreprendre, oui, mais ensemble. Non pas pour la compétitivité, mais pour faire advenir ce qui a du sens. L’autogestion, la décision partagée, l’organisation solidaire sont les bases d’une émancipation réelle.

Contre le marché comme régulateur suprême, on propose la planification démocratique. Produire ce qui est nécessaire, en fonction des besoins et non des profits. Reprendre la main sur les choix économiques, sortir des injonctions d’efficacité abstraite.

Contre l’autonomie par le travail, on exige le droit à l’existence. Bernard Friot parle d’un salaire à vie : reconnaissance inconditionnelle de chacun comme contributeur à la société. Déconnecter revenu et emploi, c’est libérer les capacités créatives et sociales de toutes et tous.

Contre la neutralité prétendue de l’économie, on repolitise. Chaque décision économique est un choix de société. Qui produit ? Pour qui ? Comment ? Dans quel but ? Redonner au politique sa puissance, c’est reprendre le pouvoir sur l’économie.

Ainsi se dessine une contre-hégémonie. Non pas un simple refus, mais un projet. Non pas une utopie abstraite, mais des pratiques réelles, incarnées, partagées. Ce sont elles qu’il faut nommer, soutenir, multiplier.

Partie 3 : Démonter les valeurs dominantes. Une critique radicale

Il ne suffit pas de proposer des alternatives : encore faut-il attaquer le cœur du réacteur. Les valeurs du capitalisme ne sont pas neutres : elles construisent une vision du monde où l’exploitation est logique, où l’injustice est morale, où l’inégalité devient vertu. Il est temps de les déconstruire, de les exposer dans leur fonction politique : celle de maintenir l’ordre établi en masquant les rapports de pouvoir qui le fondent.

La propriété privée, présentée comme un droit naturel, est en fait une construction historique violente, fondée sur l’accaparement et la séparation. Derrière ce droit, il y a une idéologie de l’appropriation, une légitimation de l’exclusion de celles et ceux qui n’ont rien.

Le profit n’est pas une récompense, mais une captation. Il déguise l’exploitation en efficacité, il maquille le vol en réussite. Il justifie licenciements, délocalisations, destruction écologique. C’est la glorification d’une logique extractive.

L’exploitation est niée, rendue invisible, naturalisée. Le contrat de travail masque un rapport d’extorsion : obtenir plus que ce qu’on donne. Le travail est capté, dépossession des producteurs. La violence sociale est transformée en normalité administrative.

La concurrence est un outil de division. Elle fabrique de l’insécurité, de la défiance, de la peur. Elle empêche la coopération, pousse à l’isolement, justifie les hiérarchies. Ce n’est pas un mécanisme neutre, c’est une stratégie de contrôle.

Le mérite est un mensonge pratique. Il suppose une égalité de départ qui n’existe pas. Il culpabilise les dominés, dédouane les dominants. C’est l’habillage moral de l’ordre social, un masque qui empêche de penser les structures.

La réussite individuelle est une injonction à se conformer. Elle isole, épuise, dépolitise. Elle transforme les solidarités en compétition, les désirs en performances. Elle empêche la joie partagée, la réussite collective.

La compétition est une école de la soumission. Elle dresse, classe, trie. Elle fabrique des perdants, pour qu’il y ait des gagnants. Elle installe la peur comme règle de fonctionnement. Elle naturalise les dominations.

L’innovation est l’alibi du capital. Elle n’est pas neutre : elle est orientée, gouvernée par les intérêts du marché. Elle remplace, fragilise, contrôle. Elle n’améliore pas toujours : elle organise souvent la rentabilisation des vies.

L’esprit d’entreprise, c’est le cheval de Troie du néolibéralisme. Il individualise les responsabilités, efface les collectifs, détruit les protections. L’autonomie vantée est en réalité précarité. C’est l’âge du chacun pour soi sous injonction permanente.

Le marché n’est pas la main invisible, c’est la matraque invisible. Il impose ses règles, détruit les communs, soumet le vivant. Il est l’hégémonie d’une logique dépolitisée, qui rend toute alternative impensable.

L’autonomie par le travail est un mirage. Le travail ne rend pas libre lorsqu’il est subordonné, prescrit, évalué, fragmenté. C’est une mystification qui lie l’existence à la productivité. C’est une alibi pour enfermer dans la dépendance à l’emploi. Le travail, celui qui fait tourner le monde, ce n’est pas celui des actionnaires, des cadres supérieurs ou des patrons qui délèguent : ce sont les mains, les corps, les présences (ouvrières, soignantes, éducatives) qui portent, fabriquent, nettoient, accompagnent, nourrissent, soignent, enseignent. Ce sont elles et eux qui travaillent vraiment, souvent sans reconnaissance, sans pouvoir, sans répit.

Enfin, la neutralité de l’économie est une idéologie. L’économie est politique. Elle traduit des choix, des rapports de force, des intérêts dominants. La faire passer pour une science objective, c’est interdire le débat, c’est confisquer la démocratie.

Déconstruire pour reconstruire

Les valeurs du capitalisme forment un récit. Ce récit justifie l’ordre existant, culpabilise les dominés, rend les dominations acceptables. Démonter ce récit, c’est mettre à jour les rapports de pouvoir, libérer l’imaginaire, ouvrir des alternatives.

Ce n’est pas qu’une affaire d’idées, c’est une lutte pour le sens. L’émancipation passe par des pratiques, des gestes, des solidarités. Elle se construit dans les marges, dans les failles, dans les refus. Elle s’incarne dans les contre-cultures, les mouvements d’éducation populaire, les coopératives, les assemblées de quartier.

Penser autrement, c’est agir autrement. Refuser la fatalité, c’est déjà inventer. Et dans ce travail de dé-construction, il y a déjà les briques d’une reconstruction. Une reconstruction qui ne s’appuie pas sur de vieilles utopies d’État, mais sur des formes d’engagement vécues, ancrées, collectives. C’est là que les mots communisme, socialisme, libertaire retrouvent leur puissance : dans le commun à défendre, dans le social à construire, dans les libertés à arracher, jour après jour, contre toutes les formes de domination.

Interlude réflexif : Le capitalisme en nous. Pour une critique continue et incorporée

Il ne suffit pas de démonter les logiques du capitalisme autour de nous. Il faut aussi apprendre à les reconnaître en nous. Car ce système ne règne pas seulement par l’économie ou par la loi. Il habite nos pensées, nos réflexes, nos désirs. Il modèle notre rapport au temps, à l’autre, à nous-mêmes. Il est extérieur, mais aussi intérieur. Il est système, mais aussi habitus.

Nous avons intériorisé des catégories, des valeurs, des normes qui nous poussent à nous conformer, à nous juger, à nous adapter. Combattre le capitalisme, c’est aussi refuser ce dressage psychique.

Il y a tant d’autres notions, tant d’autres concepts, qui méritent une critique radicale  parce qu’ils nous tiennent et nous gouvernent :

  • Le progrès : érigé en dogme, il justifie tout bouleversement au nom de l’avenir. Mais quel avenir ? Celui des profits, de la destruction écologique, de la surveillance numérique ?
  • Le rendement : l’idée que toute activité doit produire davantage, plus vite, plus fort. Ce culte de l’efficacité quantitative vide les actes de leur sens, épuise les corps, détruit les liens.
  • La liberté individuelle : réduite au droit de consommer, de choisir seul, d’agir sans égard pour l’autre. Une liberté sans solidarité, une liberté antisociale.
  • La liberté de choix individuelle : qui masque les déterminismes sociaux. Choisit-on vraiment de réussir ou d’échouer quand on naît assigné, discriminé, paupérisé ?
  • Le rôle limité des pouvoirs publics : qui fait passer pour naturel l’abandon des services publics, des protections sociales, de l’intérêt général. Une logique de démantèlement maquillée en rationalité.
  • La compétitivité : cette obsession qui transforme chaque relation en rivalité, chaque structure en machine à se vendre, chaque territoire en vitrine.
  • L’efficacité : toujours mesurée en termes de résultats immédiats, jamais en termes de justice, de sens, de bien-être. Une efficacité déconnectée du vivant.
  • La croissance économique : horizon indépassable. Peu importe qu’elle détruise la planète, si elle fait monter les indicateurs.
  • La performance : mythe moderne. Se dépasser, s’optimiser, s’auto-évaluer. Jusqu’à l’épuisement, la dépression, l’oubli de soi.
  • La rentabilité : le critère suprême. Ce qui ne rapporte pas ne vaut rien : les relations, les fragilités, les solidarités.
  • L’accumulation du capital : présentée comme un moteur de prospérité. Mais pour qui ? Et à quel prix ? L’accumulation pour les uns, c’est la dépossession pour les autres.

Ces valeurs ne sont pas neutres. Elles orientent nos vies, nos institutions, nos métiers. Elles forgent un monde où tout est calcul, où le lien est remplacé par l’échange, où la dignité est conditionnée par la productivité.

Et elles s’impriment en nous : dans notre fatigue à toujours vouloir bien faire, dans notre culpabilité quand on ralentit, dans notre peur de ne pas être à la hauteur. Elles nourrissent l’auto-surveillance, l’auto-évaluation, l’auto-exploitation.

Il faut attaquer le capitalisme comme système, mais aussi comme force qui façonne nos manières d’être, de penser, de ressentir. Refuser la logique de l’optimisation, de la productivité, du contrôle. S’autoriser l’imperfection, la décroissance, la gratuité. Revenir au lien, à la présence, au soin.

Il faut décoloniser nos esprits. Se déprendre du besoin d’être utile, performant, rentable. Désarmer les injonctions. Réapprendre à habiter nos pratiques autrement.

Nous pouvons faire tant de choses : 

  • Créer des espaces où l’on peut se défaire des rôles imposés, sortir des cases, échapper aux identités normées, où l’on peut penser sans devoir produire, parler sans devoir convaincre, exister sans devoir justifier.
  • Pratiquer le sabotage doux : ralentir, détourner, ironiser, déserter les logiques absurdes.
  • Soutenir les gestes de désobéissance : pédagogiques, professionnels, intimes.
  • Déployer des contre-rituels : assemblées, discussions, créations collectives qui font émerger une autre manière d’être au monde.
  • Travailler en réseau avec d’autres qui résistent. Faire masse. Partager les outils critiques. S’encourager à tenir.

Partie 4 : Lutter contre le capitalisme est un devoir éthique, politique et professionnel

Compléter la critique pour nommer l’adversaire. Après avoir décrit de l’intérieur ce que produit l’institution lorsqu’elle aligne, neutralise et désaffilie, il est nécessaire d’élargir le regard. Car au-delà des logiques propres aux collectivités, aux structures ou aux politiques publiques, c’est un système global qui infiltre, normalise, façonne : le capitalisme et ses discours. Ce texte propose de le nommer, de le démonter, et d’affirmer une posture professionnelle engagée et située à rebours des injonctions à la neutralité. Car dans nos métiers, ne pas lutter, c’est collaborer.

Il y a des mots qu’il faut remettre sur la table, même s’ils dérangent. Surtout s’ils dérangent. Capitalisme. Domination. Neutralité. Exploitation. Il faut les dire, les nommer, les faire résonner dans les salles des centres sociaux, dans les formations d’éducateurs, dans les réunions d’équipes, dans les ateliers d’écriture ou dans les accueils de rue. Parce qu’ils désignent le réel. Et que notre boulot, justement, c’est de partir de là.

Quand on travaille dans l’éducation populaire, dans l’animation socioculturelle, dans le champ social ou dans la pédagogie sociale, on n’est pas neutre. On est du côté de celles et ceux que le système laisse de côté, fracture, culpabilise ou broie. On travaille avec les dominé·es, pas au-dessus d’eux. Et si l’on veut faire autre chose que du contrôle social déguisé, il faut avoir le courage de dire ce qui organise les dominations : le capitalisme, ses logiques, ses discours.

Le capitalisme comme pédagogie de la soumission

Le capitalisme n’est pas qu’un système économique. C’est une machine à produire de l’idéologie. Une fabrique de récits qui se glissent dans nos têtes, nos institutions, nos formations, nos manuels de projet. Il nous apprend que réussir, c’est monter. Que si tu galères, c’est que tu n’as pas assez voulu. Que ce qui compte, c’est la rentabilité, l’innovation, le mérite. Que tout se mesure. Que tout s’achète.

Or dans notre métier, on sait. On voit. On accompagne les vies abîmées par cette logique. Les enfants rendus invisibles par la compétition scolaire. Les parents humiliés par France Travail ou disqualifiés dans les commissions. Les jeunes à qui l’on propose des projets qui ressemblent plus à des exercices d’obéissance qu’à de vraies émancipations. Et il faudrait qu’on fasse comme si tout cela était neutre ?

La neutralité est un mensonge professionnel

Non, la neutralité n’est pas une posture professionnelle. C’est un masque. Un piège. Une manière de taire les rapports de pouvoir au nom d’une prétendue objectivité. Mais en éducation, dans le soin, dans l’accompagnement, il n’y a pas de position neutre. Il n’y a que des postures assumées ou des renoncements travestis.

La neutralité, c’est ce que le pouvoir demande quand il ne veut pas qu’on pense. Quand il veut qu’on applique, qu’on aligne, qu’on exécute. C’est la langue du management, de l’administration, du consensus. C’est l’outil du maintien de l’ordre social. Et dans les métiers du lien, elle fait des ravages. Parce qu’elle empêche de nommer les injustices, de soutenir les colères, de construire des solidarités.

Dire qu’on est neutre quand une mère galère à boucler ses courses, quand un ado se fait harceler par la police, quand un service se vide de son sens sous les logiques de performance, ce n’est pas être professionnel : c’est être complice.

Travailler, c’est résister

Faire de l’éducation populaire, ce n’est pas animer le vivre-ensemble. Ce n’est pas proposer des activités ou mobiliser les habitants autour d’un diagnostic partagé. C’est ouvrir des espaces pour que les gens pensent leur condition, leur histoire, leur pouvoir. C’est redonner du sens à des mots comme dignité, solidarité, conflit, transformation.

Faire du travail social, ce n’est pas insérer des gens dans un système injuste. C’est soutenir leurs tentatives de survivre, de tenir, de créer du lien malgré tout. C’est s’appuyer sur leurs forces, leurs colères, leurs rêves. C’est refuser de devenir un rouage du contrôle.

Faire de la pédagogie sociale, ce n’est pas réinventer des outils, c’est pratiquer autrement, à hauteur d’humanité. C’est affirmer que le savoir est relationnel, que l’autorité peut être partagée, que le soin est politique.

Alors non, on ne peut pas faire tout ça en faisant mine de ne pas voir que tout est traversé par la logique capitaliste : l’injonction à produire des chiffres, à lisser les discours, à rentabiliser les temps, à évaluer les personnes, à fragmenter les vies. Refuser de critiquer ce système, c’est le faire fonctionner.

Le refus comme point de départ

Nous devons retrouver le sens du refus. Refuser de parler la langue de la novlangue gestionnaire. Refuser de confondre projet et commande. Refuser de laisser les personnes dans des cases. Refuser de jouer le jeu d’un modèle qui hiérarchise les existences.

Ce refus, il est professionnel, politique, vital. Il est ce qui nous relie à toutes les luttes  : celles des travailleurs sans papiers, des éducateurss précaires, des mères isolées, des jeunes des quartiers populaires, des collectifs féministes ou antiracistes. Parce qu’on travaille avec eux, pas pour eux, on travaille ensemble. Parce qu’on est concerné, pas extérieur.

Construire depuis les marges

Alors oui, il faut le dire clairement : travailler dans le social, dans l’éducation populaire, dans l’animation, c’est choisir son camp. C’est travailler contre le capitalisme, parce qu’il déshumanise. C’est construire depuis les marges, parce que c’est là que s’inventent d’autres possibles. C’est s’engager dans les conflits, parce que la démocratie ne vit que du désaccord, du conflit, des luttes.

On ne fait pas juste des métiers de l’humain. On fait des métiers politiques. Et il est temps d’en assumer le sens.

Conclusion générale.

Penser, refuser, construire : tenir depuis les marges

Ce que ce texte cherche à dire ensemble, c’est qu’on ne peut plus faire semblant.
Faire semblant d’agir alors que tout est verrouillé. Faire semblant d’être neutre alors que tout est politique. Faire semblant de répondre à des besoins alors que les causes sont structurelles, systémiques, fabriquées.
Le capitalisme infiltre nos institutions, nos langages, nos pratiques. Il colonise les imaginaires, impose ses mots, ses normes, ses logiques. Il fabrique de la résignation, de la culpabilité, de l’impuissance.

Et pourtant, partout, il y a des failles. Des marges. Des refus. Des gestes qui dévient, des personnes qui tiennent, des collectifs qui inventent. C’est là que nous pouvons encore habiter nos métiers. C’est là que nous pouvons penser, ensemble, ce que signifie travailler avec les autres sans les administrer, sans les réduire, sans les aligner.
C’est là que se joue l’éducation populaire comme acte politique.
C’est là que la pédagogie sociale retrouve son sens : non pas une méthode de plus, mais une manière d’être au monde, de faire lien, de construire du commun là où tout pousse à l’isolement.

Refuser les logiques dominantes, ce n’est pas se marginaliser. C’est tenir dans les failles, hors des institutions dominantes. C’est reconnaître qu’on ne changera pas l’institution de l’intérieur, mais qu’on peut y créer des brèches, y soutenir les résistances, y accompagner les révoltes discrètes, les luttes radicales et la joie militante.