Former les cadres à l’alignement : chronique critique d’un stage managérial en collectivité


Par Christophe Pruvot

Il y a des moments où l’on sent que tout se joue. Où, derrière le théâtre des postures professionnelles, se révèle la mécanique du pouvoir. J’ai vécu récemment l’un de ces moments. Une journée de formation, banale en apparence. Une formation destinée aux managers d’une collectivité territoriale. Ce que j’y ai vu, entendu, traversé, mérite qu’on s’y attarde. Car derrière le vernis pédagogique, c’est un projet idéologique qui s’impose. Et avec lui, une certaine vision du monde, du travail, et de l’humain.

Un contexte révélateur : les managers comme agents d’adhésion

Nous sommes dans une collectivité locale. La formation s’adresse aux responsables de service, aux cadres intermédiaires, aux directions de proximité, aux directions générales. L’objectif annoncé : accompagner le changement, donner des outils pour gérer les résistances, embarquer les équipes. Il ne s’agit pas de penser ensemble les finalités du travail public. Il s’agit d’aider à faire passer des réformes et organisations déjà décidées.

L’intitulé aurait pu être : Comment devenir un bon relais d’injonctions descendantes sans trop s’en préoccuper. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : former des cadres à jouer le rôle de courroie de transmission, dans une organisation de plus en plus marquée par la verticalité, l’accélération, la mise en conformité. Le problème n’est pas seulement ce qu’on nous apprend. C’est qu’on nous empêche de penser.

Un langage managérial qui désactive la pensée

Tout commence par les mots. Et les mots comptent. On ne parle plus d’agents, de collègues, de travailleurs. On parle de collaborateurs. On ne parle plus d’équipe mais de ressources. Les jeunes deviennent des juniors, les anciens des seniors, comme dans les cabinets de conseil et les grandes entreprises privées. Ce langage ne dit pas le réel : il le reformule pour le rendre compatible avec une logique d’optimisation. Il évacue les conflits, les inégalités, les affects profonds. Il rend le monde plus lisse, plus neutre, plus gérable. Ce n’est pas un langage descriptif. C’est un langage prescriptif. Il dit comment il faut être, ce qu’il faut devenir. Là où le travail social appelle à penser la complexité, à écouter la parole des habitants, à agir dans l’incertitude, ce langage propose des postures, des alignements, des recadrages. On transforme les cadres en petits chefs d’orchestre pour ajuster les comportements.

Le management émotionnel : deuil, résistance et acceptation

Au cœur de la formation : la fameuse courbe du changement, soit disant directement inspirée de la courbe du deuil d’Elisabeth Kübler-Ross : annonce, refus de comprendre, résistance, décompression, résignation, intégration. Mais la ligne qu’on nous propose (qu’on nous impose) est une grille linéaire qui postule que toute résistance au changement suit les mêmes étapes : choc, colère, déni, acceptation, intégration.

Mais ici, le changement n’est jamais interrogé. Il est toujours bon. Nécessaire. Moderne. Inévitable. La résistance ? Ce n’est pas un désaccord politique, ce n’est pas une critique, ce n’est même pas un refus. C’est une émotion. Une perturbation. Un bruit parasite. Une phase passagère à accompagner. Et pour accompagner, on forme les managers à observer les postures non-verbales, à maintenir la bonne distance, à détecter les croyances limitantes, à faire des feedbacks positifs. Tout se passe comme si la complexité humaine pouvait se résoudre par des outils de développement personnel standardisés.

Une mise en scène absurde : l’avion managérial

Et puis, il y a eu ça. Ce moment de bascule grotesque où les formateurs, déguisés en pilote de ligne, en hôtesse de l’air et en steward nous ont embarqués dans une simulation immersive : sons de réacteurs, images de ciel, turbulences projetées sur écran géant, etc. Nous étions censés vivre les aléas du changement comme un vol en avion. Je ne savais pas si je devais rire ou pleurer. Cette mascarade aurait pu être drôle, si elle n’était pas le symptôme d’un monde devenu incapable de penser autrement que par des métaphores vides et des dispositifs performatifs. Une pédagogie immersive ? Non, une méthode qui qui confond l’implication avec la spectacularisation. Un théâtre managérial qui tourne à vide, où l’on mime le réel plutôt que de l’interroger. Ce théâtre managérial remplace le réel. On joue à faire semblant de gérer des crises, pendant que les vraies souffrances (celles des habitants, des agents, des travailleurs, des quartiers) sont invisibilisées.

Ce que je ne peux pas accepter

Je ne peux pas adhérer à cette mise en scène, ni à ce que cette formation prétend imposer comme horizon du travail. Parce que je viens d’un autre monde. Parce que je parle depuis les marges. Parce que j’ai vécu et accompagné les luttes de celles et ceux qui n’entrent pas dans les cases du collaborateur agile, du manager pilote, du cadre exemplaire. Parce que je sais que derrière les mots lisses, il y a des violences symboliques, des injonctions contradictoires, des formes insidieuses de dépossession.

Ce que je défends, à rebours de ce formatage managérial, c’est une vision du travail comme espace de souveraineté. Être souverain sur son travail, ce n’est pas gérer un tableau de bord ou piloter une équipe en bon ordre de marche. C’est pouvoir décider du sens de ce que l’on fait. C’est avoir prise sur ses gestes, sa temporalité, ses liens, ses valeurs. C’est ne pas être assigné à exécuter des directives sans débat, des scénarios sans incarnation. Travailler ne devrait pas être subir : cela devrait être construire ensemble, résister, inventer, transformer le réel. Ma conception du travail est à la fois libertaire socialiste et communiste. Libertaire, parce qu’elle refuse la verticalité, l’autoritarisme managérial, la dépossession des subjectivités. Communiste, parce qu’elle affirme que le travail est un bien commun, une activité humaine qui ne devrait jamais être soumise à la rentabilité, mais à la valeur d’usage, à la coopération, à la justice sociale. Socialiste, parce qu’elle considère le travail comme une activité libérée de l’exploitation. Le travail n’est pas une marchandise. Ce n’est pas un poste, un rôle ou une fonction à incarner. C’est une manière d’habiter le monde, d’y inscrire du sens, de produire du lien. Je refuse donc cette entreprise d’alignement, qui fait du cadre un agent d’adhésion, un véhicule de politiques publiques sans discussion. Je refuse cette instrumentalisation des émotions, cette mise en spectacle de la formation, cette infantilisation déguisée en coaching bienveillant. Parce que je crois encore que le travail peut être une œuvre, un espace d’émancipation, un lieu de puissance collective. Et ce que cette formation détruit méthodiquement, c’est précisément cela : la possibilité de faire œuvre. La possibilité de désobéir. De penser. De douter. De dire non. De faire autrement. Je ne peux pas accepter de devenir le bras armé d’un changement auquel je n’ai pas participé. Je ne peux pas faire taire mes conflits intérieurs au nom d’une bonne posture. Je ne peux pas me dissoudre dans un costume de pilote de ligne ou autre quand des quartiers entiers souffrent de la déshumanisation bureaucratique.

Références et lignes de fuite

Ce que j’ai vu ce jour-là, c’est l’application brute d’un management néolibéral dans la fonction publique territoriale. Un management qui, derrière ses airs bienveillants et ses mises en scène ludiques, repose sur des logiques de contrôle, d’alignement, de standardisation. Un management de l’adhésion forcée, où il ne s’agit plus d’administrer des services publics, mais de piloter le changement comme on pilote une entreprise.

C’est ce que Danièle Linhart analyse : un management qui prétend libérer alors qu’il mobilise sans émanciper, un management qui imite les codes de la liberté pour mieux verrouiller les pratiques, en prétendant que chacun peut incarner une posture là où il n’est qu’outil d’une politique décidée ailleurs.

Christophe Dejours l’a montré avec force : cette mobilisation affective imposée, ce surinvestissement émotionnel exigé dans des contextes de plus en plus contraints, fabrique de la souffrance au travail. L’implication est exigée, la reconnaissance absente, le réel dénié. Il ne s’agit plus de penser ou de débattre, mais de gérer ses émotions, accompagner le changement, maintenir la dynamique d’équipe. On ne soigne plus le lien, on produit du consentement.

Nicolas Framont montre comment la novlangue managériale colonise le champ social : elle neutralise le conflit, efface les rapports de pouvoir, dépouille les mots de leur portée politique. Les agents ne sont plus des salariés, mais des collaborateurs. L’encadrant n’est plus un responsable hiérarchique, mais un pilote. Tout est parcours, agilité, dynamique.

Bernard Friot nous invite à renverser lalogique. Pour lui, le travail ne doit pas être un instrument de pouvoir, ni une simple marchandise mise au service de l’économie ou de la performance publique. Il doit devenir une activité souveraine, libérée de la subordination, reconnue pour sa valeur d’usage sociale. Dans cette perspective, le travailleur n’est pas un rouage à mobiliser, mais un sujet politique à part entière, capable de décider de ce qu’il produit, pour qui, et comment.

Frédéric Lordon, quant à lui, éclaire un autre aspect fondamental de cette violence managériale : la dissonance entre les affects organisateurs de l’institution et ceux du travailleur. Il montre que le lien au travail est d’abord un lien d’affects, de désirs, d’engagements. Le travailleur ne tient pas seulement à sa place pour un salaire : il y met du sens, des convictions, une certaine idée de ce qu’il fait là. Mais cela suppose que les finalités de l’institution soient compatibles avec les siennes. Or, quand l’organisation se transforme en machine gestionnaire, quand elle aligne ses discours sur des logiques de performance, d’agilité, de pilotage, de conduite du changement alors que le travailleur, lui, est là pour agir dans le réel, répondre à des besoins, faire du lien, construire du commun : il y a divergence des affects. Et cette rupture fait mal. Il produit des tensions, des résistances, des décrochages. Il crée ces situations où on ne peut plus, où l’on craque, où l’on quitte, ou l’on se tait en se rongeant. Ce n’est donc pas une résistance au changement comme le prétend le lexique managérial. C’est une défense éthique et affective. Un refus de se laisser emporter par une organisation qui ne parle plus notre langue, qui ne sert plus ce que nous voulons servir. C’est une tentative de rester fidèle à soi-même dans un cadre qui ne nous reconnaît plus.

Ces lignes de fuite que sont Linhart, Dejours, Lordon, Framont, Friot (et bien d’autres) sont autant de balises critiques. Elles permettent de nommer ce qui nous sidère ou nous endort. Elles nous redonnent prise. Elles dessinent les contours d’une autre vision du travail : un travail libre, démocratique, collectif, qui n’aurait plus besoin de labels pour prouver sa valeur, ni de formations-spectacles pour faire taire les résistances.

Et maintenant ?

Face à cela, que faire ? Résister. Nommer. Témoigner. Former autrement. Refuser de se soumettre à ces dispositifs qui prétendent nous outiller alors qu’ils nous programment à l’obéissance. Réaffirmer que le travail social, éducatif, territorial, n’est pas un terrain d’expérimentation managériale, mais un lieu de démocratie, de conflictualité, de transformation réelle.

Il nous faut construire des espaces de formation où l’on parle du monde tel qu’il est. Où l’on écoute les vécus. Où l’on politise les pratiques. Où l’on n’a pas peur de dire non.

Ce jour-là, je n’ai pas appris à devenir manager. Mais j’ai compris pourquoi je ne le serai jamais dans le sens qu’ils veulent.

Parce que je porte une autre idée du travail. Une idée souveraine, qui s’oppose à sa soumission aux logiques de contrôle et d’alignement. Une idée libertaire, où l’autonomie, le collectif, le conflit ne sont pas des anomalies mais des ressources. Une idée communiste, au sens où le travail n’est pas un poste assigné, mais une activité commune, socialement utile, choisie, construite ensemble. Une vision socialiste du travail : le travail comme activité sociale fondamentale, comme puissance de création et de lien, qui ne peut être réduite à une marchandise ou à un levier d’employabilité. Ce n’est pas l’emploi soumis au marché, c’est l’activité libérée de l’exploitation. C’est ce qui se construit à plusieurs, dans l’égalité, pour répondre aux besoins réels et non pour maximiser la performance, faire exploser le profits ou satisfaire des indicateurs.

Comme le martèle Bernard Friot, il ne s’agit pas de mieux reconnaître le travail, mais de le reprendre en main, de le collectiviser, de lui redonner un pouvoir d’usage au lieu d’un prix.

C’est cela que j’essaie de tenir. Non pas une posture, mais un engagement. Non pas une adhésion, mais une lutte. Non pas une gestion, mais une manière d’habiter le travail autrement. Un travail libre, digne, situé. Un travail émancipé.