Art libre, culture vivante : gestes d’émancipation dans les marges


Par Christophe Pruvot

Dans un monde qui invisibilise, catégorise, trie et normalise, exprimer devient un acte de résistance. Créer, c’est ne pas se laisser réduire au silence. C’est affirmer sa place, sa voix, son regard. Loin des normes scolaires, des injonctions à l’efficacité ou des logiques de rentabilité, l’expression libre est une manière d’habiter le monde autrement.

Elle n’est ni divertissement, ni supplément d’âme. Elle est nécessité. Elle est politique. Dans la pédagogie sociale, cette parole surgit des marges : dans la rue, dans les interstices, dans les lieux que l’on transforme ensemble en espaces de dignité et de création.

Ce texte est une traversée de cette pratique vivante, collective, indocile. Il explore l’expression libre comme geste de présence, la création comme espace du commun, et la culture populaire comme levier d’émancipation.

L’expression libre : une politique de la parole incarnée

C’est dans cette perspective que l’expression libre, loin d’être un loisir ou un artifice pédagogique, devient une politique de la parole. Une parole qui agit, qui relie, qui transforme.

Créer, ce n’est pas un luxe. Ce n’est pas un privilège réservé à celles et ceux qui auraient reçu l’autorisation, la formation ou la légitimité de le faire. Ce n’est pas une compétence que l’on mesure, ni un supplément d’âme qu’on ajoute quand il reste du temps dans l’emploi du temps. Créer, c’est une nécessité humaine. Une manière de respirer dans un monde qui oppresse. Une condition de la dignité.

Quand on invite un enfant à écrire un texte libre, à raconter un souvenir en lien avec une photo, à peindre une émotion, à mettre en scène une injustice, à crier une colère ou à dessiner un rêve, on ne l’occupe pas. On ne le calme pas. On ne le détourne pas du réel. On lui donne les moyens d’habiter le monde autrement. Et parfois, de commencer à le transformer.

L’expression libre, dans ce sens, n’est ni une technique ni une animation. C’est un acte de confiance radicale : faire le pari que chaque personne, dès lors qu’elle est reconnue, écoutée, accueillie, peut faire œuvre de sens. Qu’elle peut produire du langage, produire de la pensée, produire du commun.

C’est aussi un acte de résistance. Résister à la réduction de la parole à une compétence scolaire. Résister à l’évaluation, à la norme, à la correction. Résister à l’idée que seuls certains savent, et que les autres doivent apprendre à se taire ou à répéter.

L’expression libre, quand elle est prise au sérieux, devient une politique de la parole incarnée. Une manière de considérer les personnes non comme des objets d’intervention, mais comme sujets capables d’interpréter leur vie, de dire ce qui compte, de penser leur condition, de faire récit.

Car la parole, ici, n’est pas simplement communication. Elle est émancipation en acte. Elle est mise en forme de ce qui nous traverse. Elle est reconnaissance de soi et des autres. Elle est reprise de pouvoir.

Ce que permet l’expression libre, c’est un passage de l’intime au politique, du singulier au collectif. Ce que je vis, ce que je ressens, ce que je vois, ce que je porte : ce n’est pas qu’à moi. Ce n’est pas que personnel. C’est situé. C’est social. C’est inscrit dans un monde. Et le monde, je peux commencer à le comprendre en racontant ce que j’y vis. Et peut-être, avec d’autres, à le transformer. Ce n’est pas une méthode. C’est une posture. C’est une manière de dire à l’autre : tu comptes. Tu as quelque chose à dire. Ta parole est recevable, même si elle dérange.
C’est une manière de faire de l’expérience vécue une matière politique, à la fois fragile et subversive. Une manière de remettre du sensible, du conflit, de la nuance, là où l’institution préfère les cases et les comptes-rendus. Dans cette perspective, l’expression libre ne se programme pas, elle s’accueille. Elle suppose de créer des espaces sécurisants, non normatifs, ouverts, où l’on peut se risquer à dire sans être jugé, où l’on peut se tromper sans être corrigé, où l’on peut chercher sans être guidé. C’est pourquoi l’expression libre est incompatible avec les logiques d’évaluation, de projet calibré, de performance mesurable. Elle ne se plie pas aux attendus. Elle ne rentre pas dans les tableaux de l’action culturelle. Et c’est précisément pour cela qu’elle est précieuse. Elle est ce lieu d’irréductibilité. Ce lieu de l’imprévu, de l’incontrôlé, de l’incontrôlable. Ce lieu du surgissement. Ce lieu du commun à venir.

L’art enfantin d’Élise Freinet : quand l’enfance crée le monde

Cette vision d’une parole incarnée trouve une résonance profonde dans le travail d’Élise Freinet, pionnière de l’art enfantin et d’une pédagogie de l’écoute.

Élise Freinet, bien trop souvent reléguée à l’ombre de son compagnon, a pourtant été l’une des premières à prendre l’art de l’enfant au sérieux, non pas comme un simple jeu, une distraction ou une étape vers un art adulte, mais comme une forme à part entière, pleine, autonome, signifiante.

Dans ses travaux sur ce qu’elle appelle l’art enfantin, Élise Freinet refuse les modèles à recopier, les dessins prémâchés, les coloriages imposés, les productions attendues. Elle observe et documente inlassablement ce que les enfants font quand on les laisse faire : non pas dans le désordre, mais dans une recherche intuitive, sensible, profondément liée à leur vécu. Loin d’être naïf, l’art enfantin est pour elle une forme d’intelligence du monde, un langage de vérité.

Cela change tout. Cela suppose une posture d’écoute radicale, un renversement de la hiérarchie symbolique entre adulte et enfant, entre savoir institué et savoir sensible. L’adulte n’est plus celui qui évalue, qui corrige, qui guide vers le bon goût. Il devient celui qui accueille, qui s’efface parfois, qui soutient sans diriger. Il devient témoin d’une expression qui ne lui appartient pas.

L’art enfantin est politique, parce qu’il est singulier, inclassable, hors-norme. Il ne rentre pas dans les cases scolaires, ni dans les grilles d’évaluation, ni dans les logiques de production. Il est souvent désarmant pour les institutions, car il ne répond pas à leurs injonctions.

Et pourtant, c’est là que commence l’émancipation : dans le droit à dire ce que l’on a à dire, sans censure, sans performance, sans modèle à suivre.

Un enfant qui crée, c’est un enfant qui pense, qui ressent, qui vit.

C’est pourquoi, dans nos pratiques de pédagogie sociale, nous cherchons à redonner sa place à cet art brut, libre, fragile, qui émerge dans les rues, dans les interstices, sur les feuilles volantes, les murs, les carnets partagés. Parce qu’il est vérité, parce qu’il est rapport au monde, parce qu’il est source d’humanité. Nous n’avons pas à demander aux enfants d’être artistes : ils le sont déjà. C’est à nous, adultes, de ne pas les empêcher de le rester.

Créer dehors, créer ensemble : vers une culture populaire vivante

Ce que portait Élise Freinet dans sa classe, nous le réinventons aujourd’hui dans la rue, dans les quartiers, dans les interstices. L’expression libre devient alors co-création collective, vivante, située.

Dans l’atelier de rue, on n’attend pas que l’institution nous ouvre ses portes, ni qu’on nous autorise à faire culture. On la fait. On la vit. Avec ce qu’on a, avec qui est là. Avec les enfants qui passent, les feuilles de platane, les nappes tâchées, les bouts de bois et les papiers froissés. Avec les silences, les cris, les maladresses et les gestes trop pleins d’émotion. Créer, ici, ce n’est pas exécuter un programme. Ce n’est pas faire entrer des gens dans un projet pensé sans eux. C’est ouvrir un espace. Un espace d’expression, d’expérimentation, de relation. C’est prendre au sérieux ce qui surgit, même si c’est mal cadré, mal écrit, trop fort, trop fragile. C’est faire œuvre avec le vivant, avec le quartier, avec les corps présents, avec les histoires portées.

C’est là que s’invite la co-création : non pas comme une méthode, mais comme une manière d’être ensemble. Une manière d’oser, de se risquer, de se montrer un peu, de s’écouter beaucoup. Une manière de fabriquer du commun dans l’instant, sans garantie de résultat, sans évaluation, sans validation.

Il ne s’agit pas d’additionner des gestes isolés ni de collecter des productions à mettre en vitrine. Il s’agit d’entrer en résonance, de laisser les gestes, les chants, les mots, les dessins, se répondre, se mêler, s’inventer ensemble.

Quand un adulte écrit un poème inspiré d’un cyanotype fabriqué par une enfant, quand une bénévole s’assoit pour relier un livre collectif, quand une mère improvise un chant qui rappelle une chanson de son enfance, quand un jeune se met à dessiner sur le sol avec des craies délavées, quand une éducatrice propose une danse en miroir avec un enfant timide : alors on ne produit pas un objet à exposer ou à revendiquer, on fabrique du lien, du sens, du nous. On sort de la logique de la consommation culturelle. On sort du spectacle. On redevient artisans du sensible.

C’est cela, une culture populaire vivante : une culture qui ne se regarde pas, mais qui se pratique. Une culture qui ne se délègue pas, mais qui se vit. Une culture qui ne repose pas sur l’expertise, mais sur l’expérience partagée. Une culture du faire, du dire, du danser, du chanter, du peindre, du tisser. Une culture du quotidien.

C’est ce que Célestin et Élise Freinet portaient avec les langages de l’expression libre :
le dessin, le texte, la correspondance, le journal, la danse, le chant, la musique, la peinture, la gravure, le théâtre.
Autant de portes d’entrée dans un monde habité, éprouvé, raconté par celles et ceux qui l’habitent. Ces langages ne sont pas en plus de l’apprentissage. Ils sont l’apprentissage. Ils sont le travail de mise en forme du monde vécu. Ils sont des chemins vers l’émancipation.

Créer dehors, c’est aussi ça : désacraliser l’art sans en enlever la puissance, le faire descendre d’un piédestal, l’arracher aux musées fermés, pour le remettre dans les mains des gens. Des gens qui n’ont jamais osé dire qu’ils étaient artistes, mais qui créent tous les jours : en chantant, en racontant, en imaginant, en décorant, en improvisant.
Des gens qui, par la co-création, retrouvent une puissance d’agir poétique, collective, politique. Car créer, ensemble et dehors, ce n’est pas seulement produire. C’est tenir. C’est résister. C’est habiter.

De la création au commun : contre les assignations, pour l’émancipation

Mais créer ensemble, ce n’est pas neutre. C’est refuser les logiques qui enferment, qui étiquettent, qui rendent muets. C’est résister aux assignations.

L’expression libre et la co-création ne sont pas des activités annexes. Ce ne sont pas des respirations dans des temps trop contraints. Ce ne sont pas des cercles d’art thérapie pour mieux faire passer les violences systémiques. Ce sont des actes politiques. Des formes de résistance douce, tenaces, discrètes. Des contre-pouvoirs concrets. Des manières de dire non sans hurler. De dire oui sans se soumettre. Des manières d’être ensemble autrement. De construire un nous  (un collectif, une communauté) qui n’exclut personne.

Créer ensemble, en atelier de rue, dans un hall d’immeuble, sur un tapis posé à même le sol, dans un local associatif : c’est faire acte de présence et de création là où le mépris, l’abandon ou la relégation voudraient qu’il n’y ait plus rien.
C’est dire, avec des gestes, des mots, des images, que nous sommes là, que nous pensons, que nous ressentons, que nous avons des voix. Même si notre voix ne parle pas la langue des institutions.

Dans une société qui hiérarchise les savoirs, valorise les titres, les statuts, les expertises labellisées, les projets rentables et les publics cibles, l’expression libre dérange. Elle ne cadre pas. Elle déborde. Elle bricole. Elle tâtonne. Elle ne se programme pas. Elle ne s’évalue pas en indicateurs. Elle ne se vend pas. Et c’est justement pour ça qu’elle est précieuse. Elle affirme la valeur du processus contre celle du produit. Elle affirme la force du tâtonnement contre la dictature du résultat. Elle affirme la beauté de ce qui émerge, sans être attendu. Elle affirme que toute personne est capable de penser et de créer, dès lors qu’elle est reconnue dans sa dignité.

La création partagée est un refus des assignations : assignation à l’échec pour les enfants dits en difficulté, assignation à la marge pour les personnes précaires, assignation au silence pour les habitants de quartiers populaires, assignation à l’exécution pour les usagers des politiques publiques.

Créer ensemble, c’est dire : Nous ne sommes pas des publics. Nous sommes des sujets.
Pas des objets d’intervention, pas des cibles de projet, pas des bénéficiaires d’action. Nous sommes capables d’expression, d’invention, de co-construction.

Dans un monde qui dépossède, qui trie, qui segmente, qui spécialise, qui normalise,
l’expression libre est un geste d’insoumission. Elle ouvre un espace non marchand, non hiérarchisé, non évalué. Un espace qui échappe, qui respire, qui accueille les écarts. Un espace pour s’essayer. Pour se chercher. Pour créer sans avoir à prouver. Elle est une pratique du commun, le commun comme mise en relation, comme mise en œuvre collective d’un espace de liberté partagée.

Créer ensemble, dans la rue, dans un quartier, dans un centre social, c’est faire exister une autre idée de la culture : une culture comme pratique et non comme produit, une culture comme acte et non comme vitrine, une culture comme puissance collective et non comme ornement social, une culture comme droit. Un droit à dire, à faire, à rêver.

Créer ensemble, c’est retrouver le pouvoir d’agir. C’est sortir du statut de spectateur pour redevenir auteur de sa propre histoire. C’est faire émerger un récit commun, à partir des histoires singulières. C’est construire une culture populaire vivante, située, incarnée, désobéissante. Car l’émancipation n’est jamais un objectif lointain. Elle est là, dans l’instant partagé, dans l’écoute mutuelle, dans le poème mal écrit, dans le refrain improvisé, dans la main tendue vers le pinceau, dans le texte déclamé, dans une scène d’improvisation, dans une chorégraphie qui tâtonne. 

Pratiques artistiques et culture en éducation populaire : sortir des cases, reprendre la parole et levier d’émancipation

En éducation populaire, on ne sépare pas la culture de la vie. On ne la découpe pas en tranches savantes, techniques ou administratives. La culture n’est pas une case, un secteur, une filière. C’est une manière d’être au monde. Une manière d’habiter, de raconter, de transformer ce monde.

La culture n’est pas un supplément d’âme. Ce n’est pas ce que l’on donne aux pauvres quand on a épuisé les dispositifs sociaux. Ce n’est pas ce que l’on distribue dans les quartiers populaires pour compenser les inégalités. La culture, c’est d’abord une manière de vivre, de comprendre, de créer du lien. C’est un droit. Un droit de dire. Un droit de faire. Un droit de rêver.

Pourquoi parle-t-on de pratiques amatrices ?

Parce que dans l’ordre dominant, il y aurait la grande culture, celle qui se joue dans les théâtres nationaux, les musées estampillés, les festivals soutenus par les DRAC, avec ses artistes professionnels, ses œuvres reconnues, ses publics éduqués.
Et puis, il y aurait le reste : les ateliers de rue, les poèmes d’enfants, les chorales de quartier, les fresques collectives, les danses improvisées, les vidéos bricolées, les spectacles de fin d’année, etc. On appelle ça des pratiques amateurs.
Mais qui décide ce qui vaut ? Qui trace la frontière entre l’art et le bricolage ? Entre le légitime et le spontané ? Le mot amateur vient du verbe aimer. L’amateur est celui qui aime, qui agit par désir, par plaisir, par nécessité intérieure. Ce n’est pas une sous-pratique. C’est une pratique non marchande. Une pratique qui ne cherche pas la reconnaissance des institutions, mais le lien, l’expression, la création.

En éducation populaire, nous revendiquons ces pratiques amateurs comme des actes politiques : parce qu’elles ne sont pas soumises aux logiques de rentabilité, parce qu’elles ne répondent pas aux normes de l’excellence, parce qu’elles remettent en cause les monopoles culturels.

Créer un spectacle avec des habitants, écrire un recueil de poésie, fabriquer une marionnette, enregistrer une chanson collective, ce n’est pas faire de l’animation. Ce n’est pas de l’occupation. C’est de la culture. Populaire, située, vivante.

La culture est-elle un outil de domination ou un levier d’émancipation ? Il n’y a pas la culture d’un côté et les cultures de l’autre. Il n’y a pas d’universalité culturelle hors-sol. nToute culture est située. Toute culture est politique. La culture est une construction sociale. Elle est à la fois un rapport au monde, un rapport aux autres, un rapport à soi. Elle peut servir à exclure, à légitimer des hiérarchies sociales. Mais elle peut aussi devenir un levier pour comprendre, se relier, se transformer.

En éducation populaire, la culture n’est pas un objet à transmettre. C’est un processus à vivre. Ce n’est pas ce qu’on vient apprendre, mais ce qu’on construit ensemble. Ce n’est pas une marchandise à consommer, mais un langage à inventer. Dans les pratiques artistiques collectives, ce qui compte, ce n’est pas la perfection technique. C’est la puissance expressive. La possibilité de se dire. De se penser. De s’inscrire dans un nous »sans se dissoudre. Créer ensemble, c’est produire de la parole là où elle est confisquée. C’est ouvrir un espace où chacun est reconnu comme porteur de savoirs, d’expériences, d’émotions. C’est là que l’art rejoint l’éducation populaire : dans sa capacité à subvertir les rapports de domination symbolique, à faire émerger d’autres récits, d’autres regards, d’autres gestes. Pas pour décorer les politiques sociales, mais pour les transformer. Pas pour animer le réel, mais pour le mettre en mouvement.

La culture comme levier d’émancipation : une histoire populaire et collective

Cette manière de faire culture, à partir du réel, du commun et du geste, ne date pas d’hier. Elle s’inscrit dans une histoire longue, populaire, traversée de luttes et d’inventions collectives.

Parler de pratiques artistiques en éducation populaire, ce n’est pas inventer un nouveau champ d’action. C’est réactiver une mémoire, une histoire longue, populaire, faite de luttes, d’institutions alternatives, de créations collectives et de résistances.

Dès la fin du XIXe siècle, la culture est une affaire politique. Dans les mouvements ouvriers, dans les coopératives, dans les bourses du travail, dans les syndicats, on crée pour se former, pour comprendre, pour se libérer. On chante dans des chorales, on monte des troupes de théâtre, on écrit dans des journaux d’atelier, on fabrique des bibliothèques ambulantes. Ce n’est pas de l’animation culturelle. C’est une conquête. Une riposte au mépris de classe. Une affirmation de la dignité populaire.

Les maisons du peuple, creusets de culture vivante

Dès les années 1900, les maisons du peuple deviennent les lieux de cette culture en actes : on y organise des conférences, des projections, des bals, des concerts ouvriers, des expositions artisanales. On y invente un espace pour apprendre, débattre, créer, sans attendre la validation de l’université ou des beaux-arts. Dans ces lieux, on ne sépare pas le politique de l’artistique, le quotidien de l’esthétique. La culture y est inséparable de la formation de classe, de la prise de conscience, du désir d’émancipation.

Le théâtre comme arme politique : l’éducation par la scène

Dans les années 1970, le théâtre-forum, inspiré par Augusto Boal et la pédagogie de l’opprimé de Paulo Freire, vient raviver cette flamme : le théâtre n’est pas un lieu de consommation, mais un espace de transformation. Les spectateurs deviennent acteurs. On joue pour dire l’injustice, pour rejouer le réel, pour tenter des possibles. Dans les centres sociaux, les mouvements d’éducation nouvelle, les MJC, les groupes de quartier, ce théâtre populaire s’installe : on écrit les scènes à partir du vécu, on improvise les solutions, on débat, on politise. C’est une culture de la parole et de l’écoute, du conflit et du commun. Une culture non pas neutre, mais située, engagée, traversée de contradictions et c’est ce qui fait sa force.

Les radios libres, les ateliers vidéo, les journaux de rue : prendre la parole autrement

Dans les années 1980, avec l’explosion des radios libres et des ateliers vidéo, les mouvements d’éducation populaire explorent d’autres langages : la voix, l’image, la narration, le montage deviennent des outils pour dire les réalités invisibles, pour raconter ce que les médias dominants ne montrent pas, ou falsifient. Ces médias alternatifs ne cherchent pas à faire de l’audience, mais à créer de la représentation vécue : qui parle ? Depuis où ? À qui ? Ce sont des pédagogies de la prise de parole, de l’écoute mutuelle, de la fabrication collective d’un récit. On y retrouve les principes de Freinet : l’expression libre, la parole située, le tâtonnement expérimental, la coopération.

Aujourd’hui encore, à travers les pratiques d’écriture collective, les ateliers de rue, les créations sonores, les scènes ouvertes, les expositions partagées, cette culture populaire continue d’exister, souvent dans les marges. Mais elle est menacée. Par la professionnalisation forcenée. Par l’injonction à l’évaluation. Par la réduction des budgets. Par la confiscation des espaces. Revaloriser cette histoire, c’est refuser d’oublier que les pratiques artistiques ne sont pas le supplément d’une action sociale. Elles en sont le cœur, quand elles viennent du bas, quand elles s’écrivent dans le quotidien, quand elles donnent à voir, à entendre, à sentir ce qui n’avait pas encore de mots. Créer, dire, jouer, peindre, raconter : ce sont des gestes de lutte. Des gestes d’éducation populaire. Des gestes politiques.

Des pratiques artistiques ancrées dans le réel : la création comme geste de présence

Cette histoire, bien que peu valorisée, continue de vivre aujourd’hui. Non pas sous les feux des projecteurs, mais dans les marges, les interstices, les lieux où l’institution ne va pas. Là où l’on crée encore avec peu, avec d’autres, avec le réel. Car cette culture populaire, faite de luttes et de gestes, d’expérimentations et de paroles partagées, ne s’est pas éteinte. Elle se réinvente, jour après jour, dans les pratiques vivantes de la pédagogie sociale. Ce sont ces pratiques concrètes, fragiles, puissantes que nous expérimentons, sur les places, dans les rues, au pied des immeubles, dans les maisons de quartiers, dans les espaces de vie sociale, dans les centres sociaux. Elles disent que la création reste un geste de présence. Un geste politique. Un geste d’éducation populaire.

La pédagogie sociale ne théorise pas d’un côté et ne pratique pas de l’autre. Elle articule. Elle engage. Elle incarne. Créer, en pédagogie sociale, c’est faire acte de présence dans un monde qui nous invisibilise. C’est fabriquer du lien là où tout pousse à la séparation. C’est construire du commun dans des espaces souvent désertés.

Voici quelques exemples concrets, vécus et rencontrés dans des ateliers, dans des quartiers, dans des rues, au cœur de cette pratique : un livre collectif fabriqué au square, des cyanotypes sur un trottoir, une improvisation chantée, une danse collective en bas des immeubles, un théâtre de rue spontané, une chanson pour se raconter, une chorale improbable dans un quartier, des objets sonores bricolés, des improvisations dansées avec foulards et tissus, un battle de danse en bas de la tour, une scène de rue, trois chaises, et une question, etc.

Ces pratiques, à la marge, dans la rue, dans les interstices, n’ont pas de label, pas de cadre, pas de fiche action. Mais elles portent en elles la promesse de l’émancipation, le goût du collectif, et la beauté du faire ensemble. Créer, ici, ce n’est pas reproduire un modèle artistique. C’est fabriquer une culture vivante, ancrée dans le réel, dans les corps, dans les récits, dans les gestes du quotidien. Ce sont ces gestes, modestes et puissants à la fois, qui tissent une culture populaire vivante, une culture du dehors, du commun, du présent.

Conclusion

Créer, ce n’est pas produire pour plaire, ni décorer l’action sociale. C’est reprendre la parole. C’est tenir debout face à l’effacement. L’expression libre et la co-création, quand elles échappent aux injonctions institutionnelles, deviennent des pratiques de liberté. Elles affirment que chaque personne est porteuse de sens, capable de récit, digne d’écoute. Alors oui, cette culture ne rentre pas dans les cases. Elle surgit, elle déborde, elle dérange. Et c’est pour cela qu’elle transforme. Créer ensemble, c’est déjà lutter. C’est déjà faire politique. C’est déjà rêver un autre monde ici et maintenant.