Tenir sa posture : entre position, attitude et engagement relationnel


Par Christophe Pruvot

Dans nos métiers du lien ceux qui s’inventent dans les interstices, dans les marges, dans les plis du quotidien ; on parle souvent de posture. Le mot revient comme un élément de langage professionnel. Mais de quoi parle-t-on vraiment quand on parle de posture ? Et surtout, pourquoi est-ce si décisif d’y réfléchir en dehors des grilles toutes faites, dans une optique politique, incarnée, située ?

Position, attitude, posture : mettre de la clarté dans les mots

On confond souvent posture et attitude, ou posture et position. Pourtant, ces termes ne sont pas interchangeables. Ils disent des choses différentes, qui, ensemble, dessinent un espace où peut s’exprimer notre manière d’être au monde et aux autres.

La position, d’abord, c’est ce qui nous situe dans un rapport de forces, dans un espace social ou professionnel. Elle est souvent donnée, ou attribuée : on occupe un poste, une fonction, une place. Elle peut aussi être choisie : on adopte une position politique, on se positionne dans un débat. La position renvoie à un où je suis dans l’espace social, dans l’institution, dans le conflit. Elle est le point d’appui.

L’attitude, elle, désigne la manière dont on se tient, dont on agit ou réagit dans une situation donnée. Elle est plus fugace, plus visible aussi. Elle est la traduction momentanée d’une intention, d’une émotion, d’un choix. Elle peut être cohérente ou en contradiction avec ce que l’on dit. Elle est ce qui se voit ou ce qui s’entend de nous, dans le corps, dans la voix, dans les gestes.

La posture, enfin, est autre chose. Elle ne s’ajoute pas à la position et à l’attitude : elle les traverse, les rend lisibles, les relie. La posture, c’est le travail de cohérence entre ce que je pense, ce que je suis, et ce que je fais. C’est une manière d’habiter sa fonction, de se tenir dans une relation, d’assumer une éthique du lien. La posture est un acte : un acte de présence, un acte de reconnaissance, un acte politique.

La posture comme processus et comme pratique

La posture ne se décrète pas, ne se simule pas, ne s’enseigne pas comme une compétence. Elle se construit, au fil du temps, des rencontres, des tensions. Elle est le fruit d’un cheminement réflexif et sensible : une manière de se rendre présent, dans un lieu, à un moment donné, avec des personnes concrètes.

La posture engage le corps et l’esprit, sans les opposer. Elle est relationnelle. Elle suppose d’être en lien avec l’autre sans se dérober, sans surplomber, sans fuir. Elle se construit dans la manière d’être là : dans un regard qui accueille, dans une parole qui relie, dans une écoute qui ne veut pas maîtriser. Elle suppose une certaine disponibilité intérieure : un je suis là pour de vrai, sans calcul, sans masque, sans rôle trop bien joué.

Dans nos métiers, dans nos pratiques sociales, pédagogiques, éducatives, culturelles, la posture est une manière de résister à la standardisation des attitudes, à la déshumanisation des positions, à l’automatisation des gestes professionnels. Elle est une manière de redonner du sens à ce que l’on fait, en liant l’agir au penser et au sentir.

Une posture engagée, pas une posture attendue

La posture que j’évoque ici n’est ni de la politesse professionnelle, ni de la bienveillance consensuelle. Elle n’est pas un vernis de courtoisie ou un code comportemental. Elle est exigeante, car elle suppose de s’impliquer vraiment.

Elle est un choix. Elle est volontaire. Elle engage. Elle n’est pas un habit qu’on enfile, mais une manière d’habiter son rôle, son lieu, sa relation. Elle n’est pas l’application de consignes, mais l’invention d’une rencontre possible, d’un lien juste, d’un rapport respectueux et réciproque.

La posture ne peut pas être prescrite de l’extérieur. Elle ne relève pas du protocole, mais du soin porté à l’autre et à soi-même dans la relation. Elle est une négociation permanente, une négociation, comme un effort pour faire place à l’autre sans s’effacer soi-même. Elle est toujours une co-construction.

La parole, le regard, le corps : les vecteurs d’une présence en acte

Il y a quelque chose de profondément incarné dans la posture. Le regard, par exemple, n’est jamais neutre. Il peut capter ou libérer. Il peut enfermer ou ouvrir. Un regard qui reconnaît, c’est déjà une relation qui commence. Il dit à l’autre : je te vois, tu es là, tu comptes.

De même, la parole n’est pas simplement un outil de transmission. Elle est le prolongement de l’engagement. Elle est messagère. Elle porte la promesse d’une écoute, d’une attention, d’une suite. Elle engage le dialogue, pas seulement l’échange. Une parole juste, située, humble, est une parole qui relie, une parole politique.

Le corps, enfin, dit ce que la bouche ne dit pas. Il est le théâtre de la posture. Il témoigne de la disponibilité, de la présence, du retrait ou de l’élan. C’est par lui que passe la sincérité du lien. Une posture corporelle fermée, figée, contrôlée, trahit souvent une absence. Une posture ouverte, souple, ancrée, appelle la relation, autorise l’altérité.

Habiter sa posture, c’est aussi résister

Dans un monde professionnel traversé par les logiques de normalisation, d’évaluation, de performances, la posture est un contre-pouvoir discret mais radical. Elle affirme : je ne suis pas un exécutant, je suis un sujet en relation. Elle refuse la posture prescrite, le comportement formaté, le ton neutre et lisse du professionnel dépolitisé.

Elle rappelle que nos métiers ne sont pas techniques mais humains. Qu’ils ne relèvent pas de procédures mais de présences. Qu’ils ne s’enseignent pas seulement en fiches outils, mais dans la transmission vivante d’une éthique.

Dans nos pratiques, la posture n’est pas la cerise sur le gâteau : elle est ce qui rend possible une action éducative, sociale ou culturelle qui ne soit pas une domination travestie, mais un geste d’émancipation partagé.

Quand la posture devient injonction : langage managérial et capture néolibérale

Mais il faut bien le dire aussi : la posture, aujourd’hui, est un mot capté, retourné, instrumentalisé par les logiques managériales et les systèmes d’évaluation. Ce mot qui, dans nos pratiques, désigne un engagement sincère et réflexif, devient dans les institutions un élément de langage, une case à cocher, une compétence à acquérir, une norme comportementale.

On demande aux professionnel·les d’adopter la bonne posture, de savoir se positionner, d’avoir une posture adaptée, d’ajuster leur posture en fonction des situations. Mais tout cela n’a souvent plus rien à voir avec la relation, la subjectivité ou l’éthique du lien. Il s’agit plutôt de se conformer à des attentes implicites, de rentrer dans le moule d’une professionnalité aseptisée et lissée. Il s’agit de jouer un rôle, de tenir son image, d’incarner les valeurs de la structure même quand celles-ci sont creuses ou contradictoires.

La posture, dans ces logiques, devient langage performatif. Elle n’est plus une manière d’être en lien, mais une manière de se vendre, de se rendre désirable, d’optimiser la relation. Le corps devient outil de communication. La parole devient interface. L’attitude devient un script. Ce n’est plus un travail d’humanité : c’est du marketing relationnel.

C’est là que le langage du développement personnel rejoint celui du capitalisme managérial : « Soyez aligné avec vous-même », « Développez votre intelligence émotionnelle », « Mettez-vous en posture de facilitateur ». Derrière ces expressions à l’apparence bienveillante se cachent des injonctions à l’auto-contrôle, à l’adaptation constante, à l’effacement de la conflictualité. Il ne faut plus être en relation, il faut être fluide. Il ne faut plus être présent, il faut être fonctionnel. La posture, dans ce sens-là, devient une obligation douce, un dressage subjectif : sois toi-même, mais comme on l’attend de toi.

Ce glissement n’est pas neutre. Il participe de la dépossession de notre capacité d’agir. Il retire à la posture sa puissance politique, son caractère situé, incarné, sensible. Il la transforme en outil de gestion des ressources humaines, en levier de contrôle des professionnels, en indicateur de conformité.

C’est pourquoi tenir une posture vivante, relationnelle, engagée, c’est aussi une forme de résistance. Une manière de ne pas céder à la tentation de jouer le jeu. Une manière de refuser de devenir acteur d’un théâtre organisationnel vide de sens. Une manière de rester humain, là où l’on voudrait nous rendre performants.

Conclusion. Tenir sa posture : un acte relationnel et politique

La posture, lorsqu’elle est vivante, assumée, pensée comme un engagement éthique et relationnel, est une manière de dire non à la déshumanisation des pratiques. C’est un refus de jouer un rôle, d’endosser un masque, de se conformer à ce que l’institution attend sans jamais le formuler clairement. C’est une manière de tenir depuis soi, avec les autres, contre les logiques qui nous réduisent à des fonctions, à des postures attendues, à des attitudes performantes.

Dans un monde professionnel marqué par le langage managérial, l’obsession de l’ajustement, la normalisation des affects et l’injonction au comportement adéquat, tenir sa posture, c’est résister. C’est prendre position sans domination. C’est refuser la langue de bois tout en maintenant la parole. C’est faire de sa présence une promesse : celle de la relation, du soin, de la reconnaissance.

Habiter sa posture, ce n’est pas répondre à une exigence extérieure. C’est une manière d’exister politiquement. D’assumer une présence située, faillible, incarnée, qui fait le choix de la relation plutôt que du contrôle, du lien plutôt que de la distance, de l’ouverture plutôt que de la maîtrise.

Et si, dans nos métiers du lien, nous avons encore un pouvoir d’agir, c’est bien là qu’il se joue : dans cette façon de ne pas céder sur notre manière d’être. Dans cette volonté têtue de faire du lien une résistance, du geste une parole, de la posture une politique.