Par Christophe Pruvot
Mesurer ou transformer ?
Cette question, en apparence technique, est au cœur d’un basculement politique profond qui traverse le monde associatif, l’éducation populaire, et les pratiques sociales engagées. Il ne s’agit plus seulement d’agir, mais de prouver que l’on agit. Il ne suffit plus de transformer, il faut désormais mesurer et rendre des comptes. Sous couvert de valorisation ou de reconnaissance, c’est une nouvelle forme de gouvernement qui s’installe. Elle passe par les indicateurs, les tableaux de bord, les bilans d’impact, les modèles économiques soutenables. Et elle touche jusqu’aux marges : les petites structures, les collectifs informels, les projets bricolés avec peu de moyens mais beaucoup d’humain.
À travers l’impact social, on nous demande de quantifier ce qui, justement, échappe à la mesure : une présence, un lien, un geste, un cheminement. À travers le modèle socio-économique, on nous demande de rendre notre action compatible avec des normes gestionnaires, sans interroger ce qu’elles laissent de côté : les luttes, les conflits, les remises en cause de l’ordre établi.
Ce texte est une tentative de mettre à nu cette tension. Il part du terrain (de ce qui se vit, se cherche, se transforme en dehors des logiques dominantes) pour interroger ce que ces nouvelles exigences font à nos pratiques. Plutôt que de céder à l’évaluation comme injonction, il s’agit de penser l’évaluation comme outil d’auto-défense, comme espace de récit, comme moyen de repolitiser nos actions. Car derrière la question comment évaluer ce que nous faisons ? Une autre se dessine : à quelle condition pouvons-nous encore transformer le monde, sans nous trahir ?
L’impact social : rendre visible… ou rendre compatible ?
L’impact social, devenu mot d’ordre dans le champ associatif, s’affiche partout : dans les appels à projets, les bilans d’activité, les évaluations participatives et même au cœur des projets dits “émancipateurs”. Derrière cette injonction à « rendre visible ce qui est invisible » se cache un glissement insidieux. L’action sociale devient un produit mesurable, quantifiable, normé et donc gouvernable.
On comprend bien la promesse : valoriser les actions autrement que par les chiffres financiers, donner à voir ce que l’on produit de lien, de présence, de coopération, d’émancipation. Mais cette promesse est-elle tenue ? Ou ne sommes-nous pas en train de troquer la richesse de nos pratiques contre un tableau de bord formaté pour rassurer les financeurs ?
Il s’agit de convaincre les financeurs, les décideurs, de prouver l’utilité, d’améliorer l’efficience. Le vocabulaire lui-même est révélateur : effets produits, retombées mesurables, externalités positives, indicateurs d’attribution. L’impact social devient ainsi un outil de pilotage, de normalisation, de contrôle. L’émancipation devient une donnée à encoder.
Pourtant, toutes les associations ne se résignent pas à cette logique uniforme. Certaines explorent d’autres chemins. Elles tentent de s’éloigner des outils standardisés pour inventer une évaluation située, incarnée, construite avec les personnes concernées. Des grilles collectives naissent, bricolées avec soin, au croisement des récits, des vécus, des gestes du quotidien. On y parle alors de vivre ensemble, de lien social, de montée en compétence, d’épanouissement, de démocratie locale. Et c’est déjà beaucoup. C’est précieux.
Mais il faut se demander : que reste-t-il de tout cela, une fois traduit dans les cadres de la mesure d’impact telle qu’elle est attendue par les financeurs, les institutions, les dispositifs d’évaluation reconnus ? Que devient cette parole habitante, quand elle est filtrée, comptabilisée, transformée en indicateurs ?
Car les mots que nous mobilisons, aussi puissants soient-ils, peuvent être retournés contre nous. Si « vivre ensemble » gomme les conflits, les désaccords, les rapports de domination, alors il devient une injonction au calme social. Si « lien social » remplace le travail sur les inégalités structurelles par une gestion de la convivialité, on passe du politique au fonctionnel. Si l’« épanouissement » est réduit au développement personnel, il devient une norme comportementale et n’admet que la responsabilisation individuelle. Si la « démocratie locale » ne donne ni pouvoir, ni moyens, ni droit au désaccord, elle devient une mascarade de participation. Et si la « montée en compétence » sert à déplacer sur les personnes la charge des réussites et des échecs, alors elle enterre les luttes pour la reconnaissance, les qualifications, les droits collectifs.
Dans ce cadre, la mesure d’impact, même bien intentionnée, peut devenir un outil de neutralisation politique. On n’y mesure pas ce qui dérange, ce qui transforme, ce qui fracture. On y mesure ce qui rentre dans la case. Ce qui peut se montrer, se vendre, se reproduire. Le désaccord est effacé. L’émancipation devient un produit. L’expérimentation sociale est convertie en performance.
Alors oui, il y a des tentatives intéressantes, des détournements créatifs, des bricolages politiques. Mais tant que la logique dominante reste celle de l’évaluation pour justifier, pour prouver, pour rendre compte à l’extérieur plutôt que pour se questionner, se renforcer, se transformer depuis l’intérieur, nous restons dans un système d’impact normé. Et ce système, au fond, ne supporte pas l’inattendu, l’imprévisible, le conflictuel. Il exige du mesurable. Il craint la rupture.
À nous de résister. De reprendre nos mots. D’évaluer depuis les marges, pas depuis les tableaux Excel. D’inventer des formes d’évaluation qui soient en elles-mêmes des actes d’éducation populaire, de politisation, d’auto-défense.
Oui le paradoxe demeure. Car même en cherchant à résister à l’outil d’évaluation standardisé, même en travaillant à partir du vécu des personnes, on reste souvent pris dans la logique de l’évaluation comme justification, du compte à rendre permanent. On nous demande de mesurer l’indicible, de quantifier la chaleur humaine, d’évaluer la puissance d’agir comme on évaluerait un dispositif RH.
Le modèle socio-économique : levier de transformation ou outil d’intégration ?
Si l’impact social questionne la manière dont on rend visible nos actions, le modèle socio-économique interroge la manière dont on organise leur viabilité. Ces deux dimensions sont indissociables et forment le cadre dans lequel nous évoluons aujourd’hui.
Le modèle socio-économique (MSE) est souvent présenté comme une boussole pour les associations : comment faire vivre son projet sans vendre son âme ? Comment articuler valeurs, richesses humaines, ancrage territorial et financement dans un contexte où l’argent public se fait rare, et où la marchandisation des missions sociales s’accélère ?
Les travaux du LISRA1 éclairent cette tension fondamentale : penser le modèle économique à partir de l’organisation sociale souhaitée, et non l’inverse. Voilà un renversement salutaire. Le projet d’éducation populaire, d’émancipation, de transformation, doit rester le cœur battant et le modèle économique, un moyen de le faire vivre. Pas l’inverse.
Mais dans la réalité, l’économie colonise nos façons de faire. On nous incite à développer des ressources propres, à créer des activités génératrices de revenus, à optimiser nos fonctionnements… Et l’Économie Sociale et Solidaire (ESS), qui devrait être un espace tiers, une alternative, se retrouve ainsi à jouer un rôle d’amortisseur, diluant les revendications tout en facilitant l’adaptation au néolibéralisme.
Encore une fois, des tentatives existent. Des coopératives se créent à la lisière des modèles associatifs, avec l’envie de sortir des logiques descendantes, de contourner les contraintes institutionnelles, de réinventer une autre manière de faire ensemble. Elles s’appuient sur des valeurs de proximité, de solidarité concrète, d’économie du partage, de gouvernance démocratique. Des SCIC (Société Coopérative d’Intérêt Collectif) émergent, des circuits courts se structurent, des lieux se mutualisent. Le modèle semble séduisant : il promet une redistribution locale des richesses, une prise de décision partagée, un ancrage territorial réel. On parle de communs, de résistance, de transition, de transformation. Et parfois, ces promesses deviennent réalité.
Pourtant, malgré ces promesses, la réalité révèle de nombreuses contradictions. Car même dans ces espaces alternatifs, la tension reste vive entre la nécessité de survivre économiquement et le désir de préserver l’esprit du commun. La logique de projet, avec ses temporalités normées, ses appels à financement, ses indicateurs d’évaluation, s’immisce partout. Elle impose son rythme, ses cadres, ses outils. Elle fait entrer dans l’ombre ce qui ne se mesure pas, ce qui déborde, ce qui dérange.
Dans ce contexte, la question revient avec insistance : comment ne pas perdre ce qui faisait la force du collectif initial ? Comment préserver la spontanéité des engagements, le lien vivant du bénévolat, les gestes désintéressés, les paroles imparfaites mais justes ? Comment continuer à accueillir le conflit, la divergence, la parole brute, quand tout pousse à lisser, à formaliser, à sécuriser les formes d’action ?
Ainsi, sous couvert de viabilité économique, la dynamique militante se trouve progressivement neutralisée. Le risque est là : l’exigence de viabilité économique pourrait finir par imposer ses lois et en voulant trop bien faire, on en vienne à institutionnaliser la marge. L’énergie militante pourrait se convertir en charge salariale, l’autogestion deviendrait gouvernance procédurale. Il y a le risque, aussi, que les luttes fondatrices soient oubliées, effacées derrière des logos, des bilans d’activité et des stratégies de développement.
Et alors, ce qui devait être un espace d’émancipation devient une structure comme une autre, intégrée dans l’écosystème des politiques publiques, reconnue, labellisée, mais neutralisée.
Pour éviter cela, il faut maintenir des lignes de fuite. Refuser la standardisation. Accueillir l’imprévu, l’informel, le conflit. Ne pas céder à l’obsession de la légitimation. Et surtout, continuer à s’ancrer dans les pratiques : celles qui mettent les mains dans la terre, dans la cuisine, dans le tissu vivant du quartier. Celles qui osent ne pas rentrer dans les cases. Celles qui affirment que le lien précède la structure. Que l’engagement n’a pas besoin d’être rentabilisé pour exister. Ce n’est pas simple. Mais c’est à ce prix que les coopératives resteront des espaces de transformation sociale, et non des variables d’ajustement du néolibéralisme localisé.
Le glissement marchand : quand l’économie envahit le solidaire
Ce n’est pas simple. Parce qu’aujourd’hui, les institutions elles-mêmes alimentent le glissement. Elles tiennent un discours séduisant, moderne, entrepreneurial, qui pousse les associations à « se professionnaliser », à « diversifier leurs ressources », à « créer de la valeur économique ». Il y a là un sous-entendu : devenir des petites entreprises comme les autres. On n’appelle plus cela des subventions, mais des aides au développement de l’activité ou des appels à projets innovants. On ne soutient plus un projet dans sa globalité, on finance ce qui entre dans les grilles. Et ce qui déborde est invité à se rentabiliser.
La subvention, pensée historiquement comme un soutien public à une mission d’intérêt général, se retrouve pervertie. Elle devient conditionnée, morcelée, temporaire. Elle est soumise à des contreparties, à des bilans d’impact, à des objectifs chiffrés. Elle n’est plus un levier d’autonomie, mais un outil de pilotage. Et dans le même mouvement, les associations sont poussées à créer leurs propres ressources, à vendre, à facturer, à générer du chiffre pour compenser ce que l’État et les collectivités ne veulent plus financer durablement.
Mais ce modèle est fragile. Il précarise les équipes. Il détourne les structures de leur raison d’être. Il pousse à la concurrence entre acteurs du même territoire. Il transforme les personnes (allocataires, usagers) en clients, les pratiques collectives en prestations, les territoires populaires en marchés à conquérir. Cette logique transforme profondément notre champ d’intervention, au risque de perdre ce qui fait sa spécificité.
Or, ce n’est pas notre champ. Nous ne sommes pas là pour répondre aux lois du marché. Nous ne sommes pas des opérateurs de service, ni des start-up sociales, ni des laboratoires d’innovation sociale au service du productivisme en crise. Notre champ, c’est le champ du solidaire, du commun, de la coopération réelle. C’est celui où la valeur ne se mesure pas en euros mais en liens tissés, en présences partagées, en possibilités recréées. C’est celui où l’on agit non pour rentabiliser, mais pour transformer. Non pour adapter les gens à l’existant, mais pour remettre en cause ce qui les empêche de vivre dignement. Nous ne refusons pas de penser l’économie. Mais nous la pensons depuis les marges, depuis les territoires délaissés, depuis les usages partagés, depuis le soin, la gratuité, l’accueil. Nous pensons l’économie comme une conséquence, pas comme un moteur. C’est à partir de ce milieu là que nous tenons debout.
Impact social et modèle socio-économique : deux faces d’un même contrôle
Impact social et modèle économique ne sont pas seulement liés : ils se renforcent mutuellement dans un mécanisme qui encadre et contrôle l’action associative. Si l’on regarde ensemble impact social et modèle socio-économique, on constate qu’ils forment deux faces complémentaires d’un même mécanisme de contrôle. L’impact social et le modèle socio-économique, à première vue, semblent donc relever de deux registres distincts : l’un cherche à évaluer les effets des actions, l’autre à assurer la viabilité du projet. Mais les deux s’imbriquent étroitement dans une même logique : celle de l’intégration des associations aux normes néolibérales de gestion, de performance et de reddition de comptes.
Derrière la bienveillance des discours comme « donner du sens », « valoriser les actions », « pérenniser les projets » : il se cache une réalité bien plus contraignante pusiqu’il s’agit d’inscrire nos pratiques dans un système d’obligations mutuelles où la reconnaissance passe par la preuve, et la légitimité par la conformité. La production de rapports d’impact et la structuration du MSE sont devenues des conditions d’accès à la ressource publique, voire à la simple existence dans l’espace politique local.
L’impact social, tel qu’il est attendu aujourd’hui, ne mesure pas ce que nous faisons : il mesure ce que les institutions veulent voir. Et ce qu’elles veulent voir, ce sont des résultats compatibles avec leurs indicateurs, des effets positifs, visibles, chiffrables. Quant au modèle socio-économique, il devient une matrice d’acceptabilité : il faut montrer qu’on est viable, qu’on est structuré, qu’on a su diversifier nos ressources, qu’on ne dépend pas uniquement de la subvention.
Cette double injonction (prouver son impact et garantir sa dynamique économique) crée une pression constante. Elle pousse les structures à lisser leur discours, à adapter leur projet, à calibrer leurs pratiques. Elle rend suspect tout ce qui échappe à la mesure ou au marché. Elle produit une mise en concurrence permanente entre les associations, et contribue à la disparition des formes les plus fragiles, les plus critiques, les plus inventives.
Et ce qui devait être un levier de reconnaissance devient alors un instrument de contrôle. On ne parle plus de valeurs, de luttes, de conflictualité, de pouvoir d’agir. On parle d’« écosystème de valeur », de « gouvernance partagée », de « richesses humaines », d’« innovation sociale », d’« utilité sociale » autant de mots habillés pour ne pas déranger. Le politique se dilue dans le performatif. L’émancipation devient un indicateur. Le lien social une variable.
Alors, il est temps de renverser la table. De reprendre la main. De repolitiser nos pratiques et nos mots. Car ce qui est en jeu ici, ce n’est pas une meilleure gestion, ce n’est pas un pilotage plus fin. Ce qui est en jeu, c’est notre capacité à exister autrement, en dehors des logiques de rendement, de marchandisation et de mise en marché du social. Et c’est là que peut s’ouvrir une autre voie, une voie par les marges, une voie des communs, des récits situés, des pratiques de rupture. Une voie où évaluer, c’est se relier, pas se justifier. Où le modèle économique devient l’expression d’un projet politique, pas son corset. C’est à cette condition qu’une autre logique peut émerger.
Contre-évaluation et communs populaires : vers une autre logique
Face à ce double mécanisme de contrôle, quelles alternatives sont possibles ? Comment construire une évaluation et un modèle économique qui ne soient pas des outils de soumission, mais des leviers d’émancipation ?
Il ne suffit pas de « mesurer autrement ». Ce n’est pas une affaire de méthode ou de subtilité technique. Il faut aller plus loin : interroger ce que l’on mesure, pour qui, dans quelle logique, au service de quelle vision du monde. Car derrière toute mesure, il y a un regard. Et derrière ce regard, une volonté de contrôle, de régulation, de normalisation.
Il ne s’agit pas ici de rejeter toute forme d’évaluation. Évaluer, c’est aussi s’interroger, faire mémoire, transmettre, se donner les moyens de penser ce que l’on fait et pour qui on le fait. Mais nous devons résister à l’évaluation comme dispositif de pouvoir. Résister à cette forme d’évaluation descendante, extérieure, performative, qui prétend objectiver des réalités humaines en les réduisant à des tableaux Excel. Résister à cette injonction à la transparence qui, sous couvert de rendre visible, nous dépouille de notre capacité à définir nous-mêmes ce qui compte.
En pédagogie sociale, nous ne travaillons pas pour produire des indicateurs, ni pour valoriser des retombées. Nous travaillons à partir du réel, à partir du quotidien, à partir des corps, des paroles, des tensions. Ce que nous produisons ne se compte pas : il se raconte, il se transmet, il se tisse. Ce sont des transformations lentes, souterraines, instables. Ce sont des gestes minuscules mais décisifs. Ce sont des enfants qui reprennent confiance, des femmes qui se rassemblent pour créer un espace, des jeunes qui inventent leur manière d’habiter le monde. Ce sont des conflits affrontés, des réconciliations construites, des absences qui deviennent des présences. Ce sont des existences qui reprennent place.
Et cela ne rentre dans aucun tableau d’impact. Et c’est tant mieux.
L’éducation populaire, dans sa version politique, n’a pas à prouver son utilité à ceux qui gouvernent. Elle a à renforcer ses alliances, à fabriquer ses propres récits, à construire sa mémoire, à affirmer sa puissance d’agir. Elle ne cherche pas à s’adapter aux modèles économiques dominants. Elle ne mendie pas sa place dans les appels à projets. Elle ne mesure pas sa valeur à l’aune de la rentabilité ou de la valeur ajoutée.
Elle crée ses propres formes, elle fabrique ses propres outils, elle choisit parfois de ne pas dire, de ne pas montrer, pour préserver des espaces d’expérimentation. Car certaines choses ne se montrent pas sans se trahir. Certaines pratiques ont besoin d’ombre pour grandir.
C’est dans ces marges (ces espaces fragiles, incertains, non-institutionnels) que peut émerger une autre logique. Une logique de communs populaires, une économie du soin, de la gratuité, de la présence, de la coopération réelle. Une économie non pas indexée sur la croissance, mais sur le souci de l’autre, sur la qualité des liens, sur la capacité à faire ensemble malgré tout.
Ces communs populaires ne sont pas des modèles exportables, des dispositifs duplicables, des labels d’innovation sociale. Ce sont des pratiques de terrain, des formes de vie, des cultures de résistance. Ils s’inventent au jour le jour, dans les interstices du système. Ils accueillent les savoirs ordinaires, les silences, les colères, les solidarités. Ils ne répondent pas aux indicateurs, mais au besoin vital de tenir debout ensemble, de faire communauté, de créer un nous qui ne se fabrique pas dans les fiches projets mais dans les luttes et les fragilités partagées.
Alors évaluer autrement, c’est possible à condition de partir du réel, du vécu, et non des attentes institutionnelles. À condition de ne pas le faire dans les cadres attendus. Il ne s’agit pas de remplir autrement les cases des rapports d’activité, ni d’embellir l’indicateur avec un peu de récit. Il s’agit de créer des espaces à part, hors des logiques de validation. C’est tenir un carnet de bord sensible dans la rue plutôt qu’un tableau d’indicateurs. C’est organiser un cercle de parole entre habitants pour faire mémoire d’un projet, plutôt que de distribuer un questionnaire de satisfaction. C’est raconter ce qui s’est passé avec des récits, des dessins, du théâtre, plutôt qu’un rapport figé. C’est inviter un collectif allié à porter un regard critique et situé sur nos pratiques. C’est exposer des traces de vie (photos, objets, mots glanés) pour témoigner de ce qui a traversé un lieu, un groupe, un temps. C’est faire une recherche action avec les gens du quartier dans leur milieu de vie ou former des groupes de recherches participatives en publiant les travaux (dans des livres, des articles). Ces formes d’évaluation ne mesurent pas la conformité : elles racontent l’essentiel. Elles ne trahissent pas nos intentions, elles les prolongent. Et surtout, elles redonnent à celles et ceux qui font l’action le pouvoir d’en dire le sens.
Mesurer ou transformer ?
Nous savons aujourd’hui que céder à la logique de la mesure, même en l’aménageant, c’est risquer de perdre ce qui fait la force de nos pratiques : leur ancrage vivant, leur conflictualité, leur capacité à résister au formatage. Ce n’est pas une affaire de méthode, mais une question politique.
Refuser d’entrer dans les cadres, c’est choisir de raconter autrement. De créer nos propres espaces d’évaluation : partagés, situés, indisciplinés. Des espaces où ce qui compte ne se chiffre pas, mais se raconte, se transmet, se vit. Et surtout, où l’on n’évalue pas pour prouver, mais pour comprendre, renforcer, et continuer à faire corps.
Nous n’avons pas besoin d’une évaluation qui valide ce que nous faisons.
Nous avons besoin d’espaces qui reconnaissent ce que nous sommes.
Et ces espaces ne se quémandent pas. Ils se construisent. Ils se défendent. Ils se cultivent. Alors construisons, défendons, cultivons ces espaces. Ils sont le socle d’une autre manière d’être ensemble Nous avons besoin de lieux pour penser ce que nous faisons, ensemble.
- Laboratoire d’Innovation Sociale par le recherche Action – https://www.fonjep.org/sites/default/files/public/fonjep_ckeditor/pdf/MSE/ETAT-ART-LISRA.pdf ↩︎