Par Christophe Pruvot
Alors que les discours politiques dominants vantent l’égalité des chances et la méritocratie, les faits et les sciences sociales dessinent un tout autre paysage. Les inégalités sociales ne sont ni naturelles, ni ponctuelles : elles sont systémiques, structurelles et organisées. Comprendre leur production suppose de questionner les fondements économiques, idéologiques et politiques de notre société — à commencer par le capitalisme et les rapports sociaux qui la structurent.
Le capitalisme : un système d’exploitation et de consentement
Le capitalisme ne s’est pas imposé naturellement. Il s’est construit historiquement sur la dépossession : des terres, des corps, des savoirs, des moyens de subsistance. Né de la révolution industrielle, il repose sur une séparation fondamentale entre ceux qui détiennent les moyens de production et ceux qui ne possèdent que leur force de travail. Ce rapport d’exploitation est maquillé par l’idéologie de la liberté individuelle et du droit sacré de propriété.
Mais le capitalisme est aussi un système culturel. Il colonise les imaginaires, comme a pu le montrer Gramsci1 Il transforme les dominations en normes désirables, dissout la conflictualité sociale dans l’individualisme, détourne les luttes collectives en choix personnels. L’école, les médias, le développement personnel ou les luttes dites « sociétales » sont souvent les relais de cette dépolitisation. Le capitalisme contemporain ne cherche pas seulement à exploiter, il veut faire aimer ce qui aliène.
Les rapports sociaux : une architecture de la domination
À côté des logiques économiques, ce sont les rapports sociaux — de classe, de sexe, de race, de genre qui organisent la société. Ces rapports ne relèvent pas de comportements individuels, mais de structures sociales historiques. Ils produisent des hiérarchies, des exclusions, des oppressions à tous les niveaux : dans les interactions (l’« écume »), dans les pratiques sociales (les « eaux intermédiaires ») et dans les structures invisibles (l’« abysse »).
Les analyses de Danièle Kergoat2 ou Pierre Bourdieu3 montrent que ces rapports sont à la fois matériels (accès à l’emploi, aux droits, aux ressources) et symboliques (représentations, normes, légitimités). Ils assignent les individus à des places sociales inégales, selon leur origine, leur genre, leur sexualité ou leur position de classe. Et surtout, ils s’imbriquent.
Intersectionnalité et consubstantialité : penser l’indissociable
Pour comprendre la complexité des expériences sociales, il faut dépasser les lectures cloisonnées. L’intersectionnalité, introduite par Kimberlé Crenshaw4, montre que les discriminations ne s’additionnent pas : elles se croisent, se renforcent, se recomposent. Une femme noire ne vit pas « du racisme + du sexisme », mais une forme spécifique de domination qui tient des deux, et plus encore.
Mais il ne suffit pas d’additionner les dominations. Avec la consubstantialité des rapports sociaux, Danièle Kergoat insiste : classe, sexe, race et genre sont co-produits, indissociables, tissés ensemble dans la division du travail et l’organisation sociale. Le capitalisme n’est pas seulement inégalitaire : il est sexiste et raciste par structure. Inversement, le patriarcat et le racisme s’appuient sur l’exploitation économique.
Des inégalités bien réelles : ce que disent les chiffres
Ces théories s’appuient sur des réalités empiriques massives. Les chiffres français sont édifiants :
- 22 % des Français déclarent avoir subi une discrimination raciale (CNCDH5, 2023), 45 % chez les personnes d’origine maghrébine.
- Les femmes gagnent en moyenne 28,5 % de moins que les hommes en tenant compte du temps partiel (INSEE6, 2022).
- 96 % des congés parentaux sont pris par des femmes ; 99 % des victimes de violences sexuelles sont elles aussi des femmes.
- 53 % des personnes LGBT+ déclarent des propos hostiles au travail ; 70 % des jeunes LGBT+ disent avoir été harcelés à l’école.
- Les 10 % les plus riches détiennent près de 50 % du patrimoine national. La fraude fiscale (80 milliards d’euros) reste bien moins poursuivie que la fraude sociale (1 milliard).
Comprendre les inégalités sociales : racines, reproduction et résistances
Si les rapports sociaux de domination structurent l’organisation de la société, ils se traduisent concrètement par une distribution inégale des ressources : c’est le cœur des inégalités sociales. Ces inégalités ne sont ni naturelles, ni le fruit du hasard ou du mérite : elles sont produites, organisées et reproduites par un système économique, politique et culturel qui hiérarchise les existences. Les inégalités sociales concernent l’accès différencié à trois grands types de ressources : matérielles (revenu, logement, emploi, soins), culturelles et sociales (éducation, réseaux, capital symbolique), de pouvoir (participation politique, influence, maîtrise de sa vie). Elles ne sont pas cloisonnées : elles s’entrelacent, se renforcent mutuellement et se reproduisent d’une génération à l’autre. Par exemple, un enfant issu d’un milieu défavorisé aura plus de chances de fréquenter une école de moindre qualité, de connaître la précarité, d’avoir une santé fragile, et donc de rester dans une position dominée.
Les inégalités forment un système interconnecté. L’accès à une éducation de qualité influence les perspectives professionnelles, qui déterminent les revenus, les conditions de logement, l’état de santé… Et inversement : un emploi pénible ou instable peut compromettre la santé, l’accès au logement ou à la mobilité. Chaque inégalité renforce les autres. Ce mécanisme est au cœur du phénomène de reproduction sociale. Loin d’une mobilité libre et ouverte, la société française tend à figer les trajectoires : les enfants des classes populaires deviennent en majorité des adultes de classes populaires. La « méritocratie » dissimule cette rigidité sociale en individualisant les parcours et en culpabilisant les dominés.
Trois grands facteurs systémiques expliquent la persistance des inégalités : le système socioéconomique, les discriminations systémiques et les choix politiques.
Le système socioéconomique, fondé sur la concentration des richesses et des opportunités entre les mains d’une minorité. Il crée une société de classes, dans laquelle l’accès aux ressources est profondément inégal.
Les discriminations systémiques, qu’elles soient racistes, sexistes, homophobes, validistes ou classistes. Elles opèrent à la fois par les institutions (droit, école, emploi) et par les comportements individuels.
Les choix politiques, qui consolident ou atténuent ces écarts. Les politiques néolibérales ont souvent aggravé les inégalités (coupes budgétaires, fiscalité inégalitaire), tandis que d’autres mesures peuvent en limiter les effets (redistribution, services publics, droit du travail).
Les inégalités sociales prennent des formes variées, mais toujours liées entre elles : économiques (revenus, patrimoine, accès à l’emploi), éducatives (accès et réussite scolaire), Sanitaires (espérance de vie, santé mentale, accès aux soins), conditions de vie (logement, sécurité, environnement), pouvoir (représentation politique, capacité d’agir, culturelles (temps libre, loisirs, accès à la culture). Aucune de ces dimensions ne peut être comprise isolément. Elles participent d’un système global d’exclusion.
Repenser les luttes : du symptôme à la structure
Face à cela, les réponses ne peuvent être purement compatissantes ou caritatives. Il ne suffit pas de réparer les effets visibles d’un système qui produit structurellement l’injustice. Ce qu’il faut remettre en cause, ce sont les rapports sociaux eux-mêmes. Cela implique :
- De nommer la domination, dans ses formes visibles et invisibles.
- De politiser les expériences vécues, dans des espaces collectifs de conscientisation.
- De reconstruire des collectifs capables de transformer les pratiques sociales et les institutions.
- De réarticuler les luttes : classe, genre, race, écologie ne sont pas des fronts opposés, mais des dimensions d’un même système à combattre.
Conclusion : une pédagogie de l’émancipation
Penser les inégalités, ce n’est pas additionner les souffrances. C’est rendre visibles les structures, désigner les responsabilités, et ouvrir des brèches dans l’ordre social. Ce travail passe par des pratiques éducatives critiques, des luttes sociales collectives, et une culture politique qui refuse le fatalisme. Car les dominations ne sont ni naturelles, ni éternelles. Elles sont construites. Et donc, elles peuvent et doivent être renversées.
- Antonio Gramsci (1891–1937) est un philosophe, homme politique et théoricien marxiste italien, dont l’œuvre a profondément marqué les sciences sociales et politiques, en particulier dans les domaines de l’analyse du pouvoir, de l’idéologie et de la culture. Les Cahiers de prison : écrits entre 1929 et 1935 alors qu’il était emprisonné par le régime fasciste de Mussolini. Ces cahiers contiennent l’essentiel de sa pensée politique et théorique. ↩︎
- Danièle Kergoat est une sociologue française majeure dans le champ des études de genre, du travail et des rapports sociaux. Elle s’inscrit dans une tradition de sociologie critique, féministe, matérialiste, influencée par Marx et Bourdieu. ↩︎
- Pierre Bourdieu (1930–2002). Pierre Bourdieu est un sociologue français central dans la pensée contemporaine des rapports de domination. Sa sociologie est à la fois critique, matérialiste, et structurale, et elle a profondément influencé les sciences sociales, notamment dans les domaines de l’éducation, des inégalités sociales, du genre, de la culture, et de la reproduction sociale. ↩︎
- Kimberlé Crenshaw est une juriste et professeure de droit américaine. Elle est mondialement connue pour avoir forgé le concept d’intersectionnalité, qui a profondément transformé les études féministes, antiracistes et les sciences sociales critiques. ↩︎
- Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme. La CNCDH est un organisme indépendant français, créé en 1947, qui joue un rôle fondamental dans le suivi, la promotion et l’évaluation des droits humains en France. C’est une institution de référence en matière de libertés fondamentales, de lutte contre les discriminations, de droit international humanitaire et de veille démocratique. Site officiel : https://www.cncdh.fr ↩︎
- Institut National de la Statistique et des Études Économiques. L’INSEE est le producteur officiel de la statistique publique en France. Site officiel : https://www.insee.fr ↩︎