Par Christophe Pruvot
Introduction – De quoi parle-t-on, quand on parle d’individu, de personne, de sujet ?
Ce texte est né d’un besoin de clarification. Non pas une clarification théorique, scolaire, académique mais une clarification politique. Car les mots ont un poids. Ils désignent, classent, orientent. Ils engagent des pratiques, des postures, des institutions. C’est moi, travailleur social, éducateur, formateur, militant de terrain, qui ai souhaité astiquer ces termes (individu, personne, sujet) pour ne plus les confondre, pour leur redonner leur sens, et surtout pour les replacer dans le contexte de nos pratiques sociales, éducatives et politiques.
Pourquoi parler de « personnalisation » plutôt que d’« individualisation » ? Pourquoi insister sur la notion de personne quand les politiques publiques parlent d’« usagers » ?
Pourquoi, enfin, choisir le mot sujet quand tant de dispositifs nous transforment en objets de gestion ou en sujets assujettis ?
Car c’est bien là que se joue une part de notre engagement : dans la tension entre le sujet libre (celui qui se pense et se construit dans l’émancipation, la relation, la parole) et le sujet assujetti, celui que l’on nomme ainsi pour mieux le soumettre, le cadrer, l’éteindre. Il y a dans ce double sens du mot « sujet » toute une histoire : celle de la domination, mais aussi celle des luttes pour en sortir.
Et c’est à cette croisée que je veux me placer, dans un dialogue vivant avec Frantz Fanon, qui parlait du sujet colonisé et de sa réappropriation de lui-même, et Paulo Freire, qui voyait dans l’éducation populaire le chemin d’un sujet qui devient acteur conscient de sa propre histoire.
Ces questions ne sont pas des jeux de langage. Elles touchent au cœur de ce que nous défendons dans nos engagements quotidiens. Car c’est à travers les mots que l’on pense le monde. Et c’est avec eux que l’on décide, parfois sans s’en rendre compte, de se taire ou de résister.
L’individu : unité minimale, figure de la gestion
L’étymologie du mot vient : du latin individuum, formé de in (négation) et dividuum (divisible). Littéralement, l’individu est « ce qui ne peut être divisé ». Au sens originel : l’individu est ce qui est indivisible, une unité entière et distincte. D’abord utilisé en philosophie pour désigner une entité singulière, une substance unique. A partir du XVIIIe siècle, le mot prend un sens anthropologique et politique. Il devient l’unité de base de la société dans la pensée libérale. Dans les sciences sociales, l’individu est souvent isolé de son contexte, ce qui facilite la gestion, la catégorisation, la statistique.
L’individu est un être réel, vivant, biologique. Il est identifiable, quantifiable, mesurable. Il est souvent réduit à un numéro, un identifiant, une donnée dans un tableau Excel. L’individu est une entité isolée, « indivisible », nous dit la racine latine. Il est le point de départ des logiques statistiques, des fichiers usagers, des démarches administratives.
Dans les institutions sociales, on nous parle d’« accompagnement individualisé ». Et dans ce mot, trop souvent, ce n’est pas la personne qui est reconnue, encore moins le sujet. C’est l’individu, nu, réduit à ses besoins, à ses manques, à ses symptômes. Un jeune « en difficulté ». Une femme « isolée ». Un usager « sans emploi ». Des individus à traiter, à orienter, à prescrire.
L’individu est la figure favorite des politiques néolibérales : autonome mais seul, libre mais responsable de ses échecs. Un individu « employable », « activable », « insérable »… ou à défaut, à surveiller.
Il nous faut résister à cette réduction. L’individu n’est pas illégitime. Il est le point de départ du vivant. Mais il n’est pas le tout de l’humain.
La personne : dignité et humanité en partage
L’étymologie du mot vient du latin persona, qui désignait le masque de théâtre porté par les acteurs dans l’Antiquité romaine. Par extension, persona est devenu le « rôle social » ou le « personnage ». Au sens originel, la persona n’est pas la personne intérieure, mais le rôle visible, la figure publique que l’on donne à voir. Avec le christianisme et la philosophie morale, le mot prend un sens ontologique et éthique : la personne est un être doué de raison, de conscience, porteur de dignité. En droit, la personne devient sujet de droits. Le passage de la persona au sens moderne traduit un élargissement du masque au porteur du masque : une reconnaissance de l’humanité derrière le rôle.
La personne, c’est l’individu qui porte en lui une histoire, une intériorité, une dignité. Il n’est plus simplement un être vivant. Il est un être réfléchi, moral, relationnel.
La personne, c’est celle qu’on rencontre vraiment. Celle dont on cherche à connaître le prénom, le regard, le parcours. Celle qu’on écoute, qu’on respecte. La personne est incarnée. Elle n’est pas un profil ou un dossier. Elle est un corps et un esprit, un être en lien, capable de discernement et d’engagement.
Dans nos pratiques d’accompagnement social, dans les centres sociaux ou les structures d’accueil, nous défendons la personnalisation des relations, à l’inverse de l’individualisation des parcours. Parce que la personnalisation suppose la reconnaissance mutuelle. Elle exige du temps, du lien, de l’éthique.
Reconnaître la personne, c’est refuser la standardisation des réponses. C’est considérer que chaque être humain est porteur de droits, de désirs, de potentialités. Et cela change tout. Cela oblige à ralentir. À dialoguer. À composer avec l’autre. À sortir de la gestion pour entrer dans la relation.
Le sujet : conscience, responsabilité et émancipation
L’étymologie du mot vient du latin subjectus, participe passé de subicere, qui signifie « jeter dessous », « soumettre ». Au sens originel, le subjectus est celui qui est soumis à une autorité supérieure, notamment le sujet du roi ou le sujet de l’État. En philosophie moderne, le « sujet » devient aussi celui qui pense, qui perçoit, qui agit, en opposition à l’objet. Le sujet devient conscience, raison, autonomie. D’où la tension : un même mot pour désigner à la fois l’être pensant autonome et l’être soumis au pouvoir.
Le sujet, c’est la personne qui pense sa vie. Qui s’en saisit. Qui agit. Le sujet est politique. Il se constitue dans l’expérience, dans le conflit parfois, dans le refus aussi. Il se construit en résistance.
Être sujet, c’est dire « je », dans un monde qui nous voudrait silencieux ou consentants. C’est choisir. C’est dire non. C’est désobéir. Le sujet est émancipé ou en chemin d’émancipation. Il n’est pas déterminé entièrement par sa condition. Il n’est pas la somme de ses manques. Il est une force qui cherche du sens.
Dans les pratiques de pédagogie sociale, nous parlons souvent du sujet comme d’un acteur collectif. Un enfant qui prend la parole dans un groupe. Un habitant qui propose une action. Une mère de famille qui décide de s’impliquer dans la vie du centre social. Le sujet est capable. Capable d’apprendre, de créer, de transformer.
Et c’est parce que nous croyons au sujet que nous croyons à l’éducation populaire. Celle qui ne donne pas la parole mais la reconnaît. Celle qui ne prescrit pas des réponses mais fait émerger des questions. Celle qui fait de l’autre un interlocuteur, jamais un objet d’intervention.
Penser et agir avec l’humain
Nous avons besoin de cette triple distinction : pour résister à la déshumanisation, pour habiter nos pratiques avec exigence, pour redonner sens à nos engagements.
Car derrière ces mots (individu, personne, sujet) se joue un rapport à l’humain. À sa vulnérabilité, à sa puissance, à sa complexité.
Et c’est cette complexité que nous voulons accueillir. Non pas pour enfermer mais pour ouvrir des possibles. Non pas pour catégoriser mais pour reconnaître. Non pas pour gérer mais pour accompagner, relier, faire grandir.
Et si nous devions choisir un cap, ce serait celui-ci : refuser les logiques de contrôle, défendre les logiques d’émancipation. Faire le pari du sujet. Toujours.
Quand les institutions parlent d’individus
Quand les textes officiels parlent d’individus, il faut entendre des sujets que l’on réduit au silence. Quand une institution parle d’individualisation des parcours, elle parle souvent de standardisation des réponses, déguisée en personnalisation.
Dans les politiques publiques, l’individu est souvent celui que l’on classe, cible, segmente : l’individu bénéficiaire, l’individu accompagné, l’individu actif ou inactif. L’individu est isolé, détaché de tout contexte.
On isole les gens de leurs conditions sociales, on les renvoie à leurs responsabilités individuelles, à leur motivation, leur engagement personnel.
C’est la vision néolibérale de l’humain comme entrepreneur de lui-même, sans histoire ni racine, sans liens ni luttes.
Là où nous disons personne, l’institution parle bénéficiaire.
Là où nous disons sujet, l’institution parle usager.
Ces mots ne sont pas seulement des étiquettes. Ils sont des manières de voir le monde, d’agir sur lui ou de le verrouiller.
Et notre rôle, dans les métiers du social, de l’éducation, de l’animation, ce n’est pas d’utiliser le lexique du pouvoir, mais de le déconstruire, de le subvertir.
Le sujet assujetti, le sujet libre : une tension fondatrice
Pourquoi donc le mot sujet désigne-t-il à la fois celui qui obéit et celui qui s’émancipe ? Pourquoi un même terme peut-il à la fois nommer la soumission et l’autonomie, l’obéissance au roi et la conquête de soi ?
Ce n’est pas un hasard. Cette tension révèle quelque chose de profond sur notre condition humaine, sur ce que c’est qu’être humain dans le monde social et politique.
Historiquement, le mot sujet vient du latin subjectus, « ce qui est placé dessous ». Le sujet du roi est celui qui est placé sous son autorité. Il n’existe politiquement que dans cette soumission. Il est compté, recensé, gouverné. Il est objet du pouvoir, même s’il est nommé sujet. Ce mot porte alors en lui une violence symbolique : il donne une apparence de reconnaissance tout en maintenant dans la dépendance et la hiérarchie.
Mais à mesure que les Lumières, les luttes populaires, les mouvements d’éducation ont bouleversé les ordres établis, le mot a changé de charge politique. Le sujet devient aussi celui qui se pense, se construit et se libère. Il devient auteur de sa propre histoire. Il s’autodétermine, il pense par lui-même. Il n’est plus « sujet du roi », il devient sujet de sa vie.
Et c’est bien cela qui est au cœur de toute démarche d’éducation populaire et de pédagogie sociale. Faire émerger ce sujet-là. Celui qui prend position au lieu d’être positionné. Celui qui prend parole au lieu d’être assigné. Celui qui se construit en résistant, en désobéissant parfois, en pensant contre.
La grande tâche de l’émancipation, ce n’est pas seulement de libérer les corps, c’est de faire advenir le sujet pensant à partir du sujet assujetti.
Dans nos institutions, dans les dispositifs, dans les démarches dites d’ accompagnement, on continue souvent à parler de sujet sans voir cette dualité. On utilise le mot comme un masque, comme s’il allait de soi. Mais parle-t-on ici du sujet autonome ou du sujet administré ? Du sujet acteur ou du sujet objet de protocole ?
C’est pourquoi il faut astiquer les mots, les faire briller pour mieux voir les contradictions qu’ils portent. Dire sujet, c’est convoquer toute une histoire de domination et de libération. C’est parler de pouvoir. C’est parler de transformation. Et c’est, au fond, poser une question politique : suis-je auteur ou suis-je acteur ?
Du sujet assujetti au sujet en lutte : Fanon, Freire et la pédagogie de l’émancipation
Frantz Fanon1, dans Peau noire, masques blancs2 et Les Damnés de la Terre3, nous met face à une vérité brutale : le sujet colonisé n’est pas seulement dominé extérieurement, il est altéré intérieurement. Il intériorise l’image du maître, il pense avec les mots de l’oppresseur, il voit le monde avec des yeux qui ne sont pas les siens. Il est sujet , mais dans le sens d’un être produit par la domination, façonné par un discours qui nie sa propre humanité.
Fanon écrit : « Le colonisé est un être anormal qui ne peut devenir homme qu’en brisant les chaînes. » La libération ne se fait pas uniquement en changeant les lois ou les régimes, mais en se décolonisant de l’intérieur, en reconstruisant une parole, une pensée, un corps, une dignité. Fanon nous dit qu’on ne naît pas sujet libre : on le devient, à travers le combat, le refus, l’acte de désobéissance fondatrice.
C’est là qu’intervient Paulo Freire4, qui propose une pédagogie du devenir sujet. Dans Pédagogie des opprimés5, il dénonce l’éducation bancaire, celle qui remplit des têtes au lieu de faire germer la pensée. L’éducation des dominants est une pédagogie de l’assujettissement : elle transmet des savoirs morts, elle neutralise la critique, elle désactive la pensée.
Freire appelle alors à une éducation dialogique où l’éducateur et l’éduqué grandissent ensemble. Une éducation politique, située, incarnée. Il écrit : « Personne n’éduque personne, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent ensemble, par la médiation du monde. »
C’est dans ce va-et-vient entre l’expérience vécue et le monde social que le sujet émerge. Non pas comme individu isolé, mais comme sujet collectif en lutte pour son humanité.
Fanon et Freire se rejoignent : le sujet libre n’est pas donné, il est contrôlé par le monde mais il peut se réinventer par la praxis, par l’engagement, par le conflit assumé avec les structures qui l’écrasent.
Être sujet, c’est être en devenir
Dans nos pratiques sociales, éducatives, politiques, nous devons toujours nous demander : quel sujet voulons-nous faire advenir ?
Le sujet pris en charge, celui qu’on oriente, qu’on évalue, qu’on corrige ? Ou le sujet qui se lève, qui pense, qui parle, qui agit même si cela dérange ?
Parler de sujet ne suffit pas. Il faut, comme Freire nous y invite, refuser toute neutralité et faire le choix d’une éducation qui réveille plutôt qu’une institution qui endort. Il faut, comme Fanon, refuser de marcher dans des habits cousus par l’oppresseur, et oser créer des espaces où chacun peut retrouver sa voix, sa colère, son pouvoir d’agir.
Le sujet émancipé ne naît pas dans les dispositifs. Il naît dans la lutte, dans la parole retrouvée, dans l’acte de refuser la place assignée.
Conclusion — Faire émerger des sujets, ensemble
Ce texte est né d’un besoin. D’un besoin de clarification, d’un besoin d’astiquage des mots individu, personne, sujet que l’on emploie trop souvent à la volée, comme des concepts interchangeables, alors qu’ils ne renvoient pas aux mêmes réalités, aux mêmes intentions, aux mêmes visions du monde. Cet article est né aussi d’un refus : refus de l’assimilation de l’être humain à une fonction, à une case, à un statut administratif. Refus de la neutralité des institutions, des politiques publiques qui nomment sans écouter, qui catégorisent sans comprendre.
Dans nos métiers d’accompagnement, d’éducation, de relation, dans nos pratiques militantes, sociales, pédagogiques, les mots engagent. Et selon que l’on parle d’un individu, d’une personne, ou d’un sujet, on trace des chemins différents. L’individu est souvent isolé, mesuré, standardisé. La personne est déjà reconnue dans sa dignité. Le sujet, lui, se lève, doute, lutte, se pense comme un être en relation, en devenir, en puissance.
Mais là encore, parler de sujet ne suffit pas. Cette notion demande à être retournée, travaillée, politisée. Devenir sujet, c’est refuser sa condition d’objet, c’est oser penser, dire, contester, espérer.
La pédagogie sociale, dans cette perspective, n’est pas un outil parmi d’autres. Elle est un engagement éthique. Elle accueille la personne, elle accompagne, mais elle vise, surtout, l’émergence du sujet. Ce sujet qui pense, qui doute, qui résiste. Ce sujet qui ne se contente pas d’être inséré, mais qui cherche à transformer ce qui l’empêche de vivre pleinement.
Il ne s’agit pas de produire des citoyens conformes, mais des personnes capables de désobéir, de créer, d’imaginer un autre monde, en dialoguant, en se formant, en agissant. L’éducation populaire radicale et politique est cette fabrique fragile et précieuse de la pensée partagée. Elle trace des chemins de liberté là où d’autres posent des grilles.
Alors oui, parler d’individu, de personne et de sujet, c’est déjà faire un choix. Un choix de société. Un choix de monde à habiter. Un choix de relations à construire. Un choix de luttes à mener ensemble.
- Frantz Fanon (1925-1961) est un intellectuel martiniquais, psychiatre, militant anticolonialiste et théoricien majeur de la décolonisation. Il s’inscrit à la croisée de la philosophie, de la psychologie, de la sociologie et de la politique. Son œuvre analyse avec force la violence psychique et sociale produite par le colonialisme, en mettant en lumière ses effets sur l’identité, la subjectivité et la structure sociale des colonisés. ↩︎
- Fanon, Frantz. Peau noire, masques blancs. Paris : Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 2001. ↩︎
- Fanon, Frantz. Les Damnés de la Terre. Paris : La Découverte / Poche, 2002. ↩︎
- Paulo Freire (1921–1997). Paulo Freire est un pédagogue et philosophe brésilien, considéré comme l’un des penseurs les plus influents dans le champ de l’éducation, notamment pour les mouvements d’alphabétisation populaire et les pédagogies critiques. Son œuvre centrale, Pédagogie des opprimés, a marqué profondément l’éducation populaire, les mouvements sociaux, et les pratiques éducatives engagées dans la justice sociale. ↩︎
- Freire, Paulo. La pédagogie des opprimés. Agone / Contre feux, 2021. ↩︎