Pour une éthique politique, vivante, en actes et en résistance


Par Christophe Pruvot

« Agir, c’est commencer quelque chose de neuf. » — Hannah Arendt

Il est urgent de penser l’éthique politiquement.
Pas comme un supplément d’âme, pas comme un vernis humaniste sur les logiques gestionnaires, mais comme fondement de toute action éducative, sociale, militante. Une éthique qui engage. Qui engage tout entier. Parce qu’il ne s’agit pas seulement de bien faire son travail, de respecter des procédures ou d’appliquer des normes. Il s’agit de vivre debout, en conscience. Il s’agit de rester humain dans un monde qui déshumanise.

Dans nos pratiques (pédagogie sociale, travail éducatif, animation populaire) l’éthique ne se décrète pas. Elle ne se trouve ni dans les règlements, ni dans les chartes, ni dans les logiciels RH. Elle se vit, se cherche, se construit dans la relation. Dans les corps engagés, dans les gestes minuscules, dans les choix silencieux et les refus bruyants. L’éthique, c’est ce qui nous pousse à dire non à l’inacceptable, même (et surtout) quand l’inacceptable est devenu la norme.

Agir, c’est commencer quelque chose de neuf

Cette phrase d’Hannah Arendt, tirée de La Condition de l’homme moderne1, ne relève pas d’une posture naïve ou romantique. Elle est radicalement politique.

Chez Arendt, l’action humaine est définie par sa capacité à initier du nouveau, à briser les cycles automatiques de répétition et d’obéissance. L’être humain, nous dit-elle, est un être de la natalité, non pas simplement parce qu’il naît biologiquement, mais parce qu’il a le pouvoir de commencer, d’ouvrir des possibles inédits dans un monde balisé par les logiques de domination.

Agir, c’est interrompre le cours des choses.
Agir, c’est défier le « c’est comme ça ».
Agir, c’est poser un geste imprévisible, qui modifie l’espace commun et oblige à repenser les règles du jeu.

Dans nos métiers, dans les marges du social, dans les interstices laissés vacants par les politiques publiques standardisées, chaque initiative, chaque tentative de créer du lien, d’accueillir sans condition, porte ce potentiel de recommencement.

Ce n’est pas une utopie. C’est une manière d’habiter le réel.

Une éthique du lien, de la responsabilité et de la parole

L’éthique commence là où commence l’autre. Elle s’enracine dans la manière d’être avec. Dans la qualité de nos présences. Être responsable, c’est répondre : répondre de ses actes, mais aussi répondre à l’appel de l’autre. Être là. Être présent. Être concerné.

C’est cela, une éthique politique : assumer d’être impliqué, de ne pas faire comme si l’on n’avait rien vu. Répondre de soi, devant soi, avec les autres. Dans les marges, dans les failles, dans les silences que produit la machine gestionnaire.

Là encore, Arendt nous éclaire : elle montre que l’agir authentique suppose la parole non comme simple outil de communication, mais comme mise en commun de sens, comme acte politique fondateur. « Dire » et « faire » ne sont pas séparés : la parole engage, elle rend visible. Et l’éthique, dans cette perspective, est l’art d’assumer ce que l’on dit, ce que l’on fait, et à qui on le fait.

Éthique et politique ne font qu’un

Penser l’éthique comme politique, c’est dire que nos actes, nos postures, nos engagements, ont une portée collective. On ne fait pas simplement « du social », on agit dans une société traversée de rapports de domination. Et chaque geste (d’accueil, d’écoute, de soutien) est un geste politique.

Quand nous refusons de trier les publics, quand nous tenons à l’inconditionnalité de l’accueil, quand nous affirmons que chaque personne est porteuse de dignité, nous faisons de l’éthique une pratique politique. Nous contestons un ordre du monde. Nous affirmons une autre manière de vivre ensemble.

Une pédagogie sociale de l’éthique : apprendre à juger, à sentir, à espérer

La pédagogie sociale, parce qu’elle travaille dans et avec les contradictions du monde, ne peut se contenter d’enseigner des règles. Elle apprend à penser. Elle apprend à discerner. Elle apprend à poser des jugements non pas au sens moralisateur, mais au sens politique : juger, c’est ne pas se taire.

Cette pédagogie est traversée par l’idée d’espérance. Pas une espérance molle ou désincarnée. Une espérance combative, qui fait de l’éthique un levier de transformation. Parce que l’éthique n’est pas seulement une posture, elle est aussi un projet. Un désir de justice. Une envie de joie. Une pratique de la liberté.

Une vie bonne avec et pour les autres : voilà le but

Le travail social, l’éducation populaire, la vie en société : tout cela ne vaut que si cela permet une vie bonne, partagée, habitée. L’éthique, en ce sens, ne se réduit pas à l’obéissance aux lois. Elle ouvre à la désobéissance quand la loi devient inhumaine. Elle est le lieu du choix, du discernement, de la pensée vivante.

Comme le disait Ricoeur2, une vie éthique est une vie « avec et pour les autres, dans des institutions justes. » Encore faut-il se battre pour qu’elles le soient.

Nous avons besoin d’une éthique du combat. D’une éthique située. D’une éthique relationnelle. D’une éthique habitée. Et surtout, d’une éthique en actes.

Spinoza : une éthique de la puissance d’agir

Spinoza3 n’est pas un penseur de la morale encore moins un donneur de leçons. Il ne sépare pas le corps et l’esprit. Il ne juge pas le bien et le mal à partir de règles extérieures, imposées. Il cherche à comprendre ce qui augmente notre puissance d’exister. Il propose une éthique, oui, mais une éthique de la joie, du désir, de la liberté, fondée sur ce qu’il appelle la puissance d’agir.

Chez Spinoza, l’éthique n’est pas une morale imposée, mais une construction intérieure, une manière de se rendre autonome en comprenant les causes qui nous affectent. Agir, ce n’est pas réagir. Agir, c’est être cause de soi-même. C’est transformer la tristesse en lutte, la colère en lucidité, la peur en mouvement. C’est dire « je » sans écraser l’autre. C’est dire « nous » en étant fidèle à ce qui nous traverse.

Ce que Spinoza nous enseigne, dans le cadre d’une pédagogie sociale et d’une éducation populaire politique, c’est ce que signifie être sujet libre. Un être qui comprend les déterminismes qui le traversent. Il ne les nie pas. Il s’en libère partiellement. Il transforme la servitude en puissance, l’aliénation en conscience. Il redevient sujet.

Et cette subjectivation est un acte politique. Car un peuple qui comprend les affects qui le divisent est un peuple qui peut se gouverner lui-même. Là où le pouvoir cherche à nous maintenir dans la peur, dans l’ignorance, l’éthique spinoziste appelle à la joie partagée, à la coopération libre. Elle est critique des systèmes qui nous divisent, nous isolent, nous dépossèdent.

En pédagogie sociale, nous savons que le sujet libre n’émerge pas par décret, mais dans l’expérience, la relation, le conflit parfois, et toujours dans la pratique. Une pratique qui accueille les affects, les met en mot, les met en forme. Une éthique qui n’est pas une règle, mais un chemin. Une manière d’habiter le monde autrement. Ensemble.

Une éthique populaire, radicale, politique

Penser l’éthique dans le champ de l’éducation populaire, c’est refuser qu’elle soit confisquée par les morales dominantes, par les normes d’en haut, par les discours aseptisés. C’est affirmer que l’éthique ne se niche pas dans les chartes d’engagement, mais dans les colères, les fragilités, les solidarités concrètes. Dans le vécu des gens, dans les résistances de terrain, dans les pratiques d’émancipation que l’on invente, parfois sans le savoir.

L’éducation populaire, dans son versant radical, ne sépare pas la pédagogie du politique. Elle politise l’éthique en la faisant exister dans les corps, dans les voix, dans les collectifs. Elle crée les conditions pour que chacun·e puisse devenir sujet de sa vie, acteur de transformation, citoyen au sens fort : celui qui décide, qui agit, qui pense.

Il ne s’agit pas d’éduquer à la citoyenneté.
Il s’agit de faire advenir des sujets politiques.
Il s’agit de fabriquer du commun, de redonner du pouvoir d’agir, de réenchanter l’acte de penser.

L’éducation populaire politise l’éthique en donnant le droit à l’expérimentation, à l’erreur, au tâtonnement, à l’invention de nouvelles formes de relation. Elle déplace les rapports de pouvoir, crée des espaces d’égalité réelle, et forge des liens durables.

Elle est la mise en pratique d’une éthique du commun.

Vers une éthique de la désobéissance solidaire

Dans cette perspective, l’éthique n’est pas neutre. Elle est située, engagée, résistante. Elle se construit contre les logiques de domination, contre l’injonction au tri, contre la novlangue managériale qui prétend faire le bien tout en démantelant les solidarités.

Faire de l’éducation populaire, c’est désobéir.
C’est refuser que le social soit réduit à une mécanique d’insertion.
C’est affirmer que le savoir est partout, que les personnes ont des choses à dire, que les quartiers populaires sont des lieux d’intelligence collective et d’alternatives concrètes.

L’éthique, dans cette acception, devient un art de vivre politiquement avec les autres, un combat quotidien pour l’humanité, une joie subversive, une révolte habitée.

Conclusion — Tenir, relier, désobéir

Ce que nous appelons éthique n’est pas une affaire d’individus vertueux dans un monde abîmé.
Ce n’est pas une posture morale.
C’est un engagement radical dans la complexité du monde.

C’est là, au cœur des contradictions, que se joue notre responsabilité : penser par nous-mêmes, avec les autres, dans une visée de justice. L’éthique, en ce sens, n’est pas un supplément. Elle est la boussole intérieure d’une action collective.

Politique, parce qu’elle interroge les rapports de pouvoir.
Populaire, parce qu’elle part des gens, des vécus, des situations.
Pédagogique, parce qu’elle s’apprend, se cherche, se transmet.
Sociale, parce qu’elle refuse l’isolement et appelle le commun.
Subversive, parce qu’elle appelle à résister à ce qui déshumanise, à désobéir à ce qui opprime.

Là où l’éthique devient action, elle devient politique.
Là où elle devient partage, elle devient éducation populaire.
Là où elle devient attention, elle devient pédagogie sociale.
Et là où elle devient refus, elle devient force de résistance.

Alors, tenons.
Tissons du lien, de la pensée, de la parole vivante.
Faisons de nos pratiques un acte de désobéissance joyeuse.
Et faisons de cette éthique-là une manière d’habiter le monde, avec et pour les autres.

  1. Arendt, H. (1983). La condition de l’homme moderne. Calmann-Lévy ↩︎
  2. Ricœur, P. (1990). Soi-même comme un autre. Seuil. ↩︎
  3. Lenoir, F. (2017). Le miracle Spinoza. Fayart
    Amador, P. (2021). Spinoza – Ethique: De la vérité au bonheur. Dunod
    Giuliani, B. (2017). Le bonheur avec Spinoza – L’Ethique reformulée pour notre temps. Almora ↩︎