Aller vers : la présence sociale comme choix politique et pédagogique


Par Christophe Pruvot

Nous vivons une époque où l’action éducative se voit sommée de produire, de rendre compte, d’être performante. Où l’on mesure les effets, où l’on chiffre les publics, où l’on rationalise le lien. Dans cette injonction permanente à l’efficacité, une autre voie subsiste (fragile, exigeante, mais profondément humaine) : celle de l’« aller vers ».

Aller vers, c’est rompre avec les postures de surplomb. C’est refuser de penser l’action sociale comme une mécanique descendante, où l’on viendrait distribuer des services depuis une position dominante. Aller vers, ce n’est pas juste sortir des murs : c’est sortir des logiques de contrôle, de l’assignation institutionnelle, des routines d’enfermement.

Et pourtant, combien de dispositifs dits « hors les murs » ne sont que des transpositions ? Combien de projets « de rue » n’ont d’extérieur que le décor, mais pas la logique ? On vient, on installe une tente, on fait une animation, on distribue des flyers. Mais on reste dans le paradigme de l’offre. On vient proposer, attirer, parfois convaincre. Mais rarement on écoute vraiment. Rarement on s’abandonne à ce que l’autre a à dire.

Or l’« aller vers », dans une perspective de pédagogie sociale, ne relève pas de la prestation. Il ne s’agit pas d’exporter une action pensée ailleurs, calibrée à l’avance, et plaquée sur un quartier ou une population. Il s’agit d’un déplacement intérieur, d’un choix de se rendre disponible, de s’exposer, de co-construire avec. De vivre l’éducation comme une aventure partagée dans l’incertitude du dehors.

Une éthique de l’engagement

Aller vers, c’est accepter de ne pas savoir. C’est refuser le confort des réponses toutes faites. C’est aller là où l’on ne maîtrise pas tout, où l’on ne peut pas tout prévoir. Et c’est justement là, dans cette zone d’incertitude, que peut émerger une autre manière de faire société, de faire relation, de faire éducation.

Cela implique une éthique. Une exigence. Un engagement radical, dans le sens premier du mot : aller à la racine de ce que l’on est, de ce que l’on veut défendre. Aller vers, c’est être avec : non pas à côté, encore moins au-dessus. C’est reconnaître que la relation éducative est d’abord une relation humaine, située, construite, mouvante.

C’est accepter de ne pas avoir de bureau, de ne pas avoir de poste fixe, de ne pas avoir de fiche de poste figée. C’est vivre l’éducation dans la rue, dans les interstices, dans les marges. C’est construire du sens là où souvent, on pense qu’il n’y en a pas.

L’intervention hors les murs : pas un simple déplacement, une refondation

Inspirée de figures fondatrices (Korczak, Freinet, Freire, Radlinska) la pédagogie sociale se pense dans le quotidien des gens, dans leur lieu de vie, dans l’espace du possible. Depuis les années 1970, elle prend forme dans les quartiers, les cités, les zones périphériques, là où l’action publique recule ou se déshumanise.

Mais attention : l’« aller vers » n’est pas un gadget. Il n’est pas une déclinaison. Il n’est pas un outil au service des politiques de l’offre. Il est une refondation. Une autre manière de penser la rencontre, le soin, le développement. Il repose sur des principes : la régularité, la confiance, la cohabitation, le refus de l’urgence, l’inscription dans la durée.

Les ateliers de rue, les maraudes éducatives, les bibliothèques mobiles, les réunions dans les halls, les promenades partagées, les conversations de seuil, les écoles du dehors : autant de pratiques modestes, parfois invisibles, souvent non reconnues, mais qui tissent du lien, de l’attention, de la dignité.

Une dynamique vivante : la pédagogie en mouvement

Aller vers, ce n’est pas seulement des lieux, des actions, des moments. C’est aussi une circulation naturelle entre différents niveaux de relation, une manière de faire évoluer les liens, de créer des espaces de rencontre adaptés à chacun. On peut repérer trois mouvements complémentaires, trois façons de s’impliquer, d’entrer dans la relation, de participer.

Le cercle large, l’espace ouvert à tous, le grand collectif. Il s’agit de ces actions qui s’adressent à tous sans distinction : les ateliers de rue, les cantines, les fêtes de quartier, les animations libres. Ici, on ne sélectionne pas, on ne filtre pas. On accueille quiconque se présente. L’objectif est simple : être présent là où les gens vivent, créer de l’ambiance, rendre l’espace public un peu plus habitable. Ce premier niveau est crucial : il permet de créer des premiers contacts, sans pression, sans inscription, sans formalités. C’est le terreau de la confiance.

Les petits groupes en travail. Des espaces pour faire ensemble. Certains enfants, certaines familles, s’investissent davantage. Ils restent plus longtemps, proposent des idées, demandent à participer. Avec eux, on peut aller plus loin : organiser une sortie, monter un projet, réfléchir à une action commune. Ces petits groupes se forment naturellement, par affinités, par désir, par envie de faire. Ils ne sont pas figés. Ils évoluent. Ils permettent une autre qualité de relation, plus continue, plus construite. C’est là que se joue le passage de la participation à l’engagement.

Les relations de confiance ou l’accompagnement personnalisé. Enfin, certaines personnes nouent une relation particulière avec un membre de l’équipe. Un lien singulier se tisse. Une parole plus intime se pose. C’est parfois une demande d’aide, parfois juste le besoin de parler, de se sentir écouté. Ici, la pédagogie devient personnelle, sans devenir privative. On ne « suit » pas quelqu’un pour le changer, mais pour le soutenir, l’encourager, le reconnaître. Ces liens-là sont précieux : ils témoignent d’une vraie proximité, d’une reconnaissance mutuelle.

Repenser la proximité : vers une présence plurielle, incarnée et politique

Le terme de « proximité », souvent galvaudé, doit être repensé dans une logique sensible et politique. Il ne s’agit pas simplement d’être « proche » au sens spatial. Il s’agit de construire une présence incarnée, à la fois attentive, engagée, et critique. Cette présence se décline dans plusieurs dimensions, non pas comme des catégories figées, mais comme des tensions à habiter.

Une proximité d’habitude et de présence. C’est la première évidence : être là. Être présent de manière régulière, identifiable. Marcher, croiser, saluer. Être reconnu, pas seulement comme un professionnel, mais comme une figure familière. Connaître le quartier, les rythmes, les saisons, les rituels. Ne pas venir « ponctuellement », mais faire corps avec un territoire. Ici, la présence ne s’improvise pas. Elle se construit dans la durée, dans l’écoute, dans la patience. Elle se vit dans l’informel, dans l’insignifiant. Une discussion au pied d’un immeuble, un regard échangé, une attente partagée peuvent valoir bien plus qu’un long discours.

Une proximité d’intention et de positionnement. Aller vers, c’est aussi choisir un camp. Celui des invisibles, des exclus, des écorchés. Ce n’est pas une neutralité bienveillante : c’est une position politique. On ne travaille pas « pour tout le monde ». On travaille avec celles et ceux qui n’ont pas voix au chapitre, qui ne sont pas conviés à la table des décisions. Cela suppose un regard critique sur les institutions, une capacité à dire non, à refuser de collaborer à des dispositifs de contrôle, d’évaluation forcée, de mise sous tutelle. C’est une proximité de lutte. Une présence subversive, parfois silencieuse, mais toujours située. C’est aussi un engagement pour que les personnes rencontrées deviennent actrices de leur propre histoire, pas simplement bénéficiaires d’un service.

Une proximité de reconnaissance culturelle. Parler avec, et non parler à. Accepter les silences, les détours, les expressions. Ne pas corriger, ne pas normaliser. Laisser l’autre venir avec ses mots, ses références, sa langue. Ne pas exiger une traduction immédiate dans les codes dominants. C’est une proximité qui se joue dans le respect du langage de l’autre, mais aussi dans la reconnaissance de sa culture, de son humour, de ses colères. C’est entendre la plainte comme une parole politique, la colère comme une demande de reconnaissance. C’est être au diapason du sensible, sans jamais juger.

Une proximité de relation et de réciprocité. La relation n’est pas un moyen. Elle est le cœur du travail. Ce n’est pas une étape vers autre chose. C’est la finalité elle-même. Il ne s’agit pas de « faire du lien » pour ensuite orienter, insérer ou intégrer. Le lien, la rencontre, l’écoute sont des actes politiques en soi. L’éducateur devient compagnon de route, présence rassurante, référent non désigné mais reconnu. Il partage, il raconte, il se livre aussi. Il n’est pas un professionnel distant, mais un adulte impliqué, affectivement et humainement. Cette proximité-là suppose une éthique forte : celle de ne pas instrumentaliser la relation, de ne pas l’utiliser pour parvenir à une fin, mais de l’honorer comme un espace de co-construction.

Une proximité de relais et d’interpellation. Enfin, l’éducateur « en aller vers » est aussi un relai, un médiateur, parfois un lanceur d’alerte. Il voit ce que d’autres ne voient pas. Il entend ce que les institutions refusent parfois d’écouter. Il se fait la caisse de résonance de vies discrètes, brisées ou en résistance. Mais il ne parle pas « à la place ». Il facilite. Il construit des passerelles. Il permet que la parole circule. Et quand il le faut, il dénonce. Il interpelle. Il porte la parole quand l’autre ne le peut pas encore.

Faire du dehors un espace éducatif

L’espace public est souvent perçu comme un espace de danger, de déviance, de marginalité. On y voit des jeunes désœuvrés, des familles en errance, des exclusions. Mais pour qui sait regarder autrement, le dehors est aussi un espace d’éducation, d’échange, de création.

Aller vers, c’est donc faire du dehors un terrain pédagogique, au sens noble du terme : un lieu où l’on apprend, ensemble. Où l’on crée des savoirs, des histoires, des pratiques. Où l’on fabrique du commun. Où l’on invente une autre manière d’être ensemble.

Cela suppose de sortir du temps linéaire, de l’agenda, du programme. Cela demande de ralentir, de s’ajuster, d’accueillir l’imprévu. C’est une éducation de la lenteur, du quotidien, de la relation.

Des pratiques concrètes, enracinées dans les lieux de vie

Aller vers, ce n’est pas une abstraction. C’est une série de gestes très concrets, des formes d’action modestes et puissantes, qui prennent corps dans l’espace public, au pied des immeubles, sur les places, dans les parcs, dans les cours d’école. Ces pratiques, souvent peu visibles, parfois ignorées des institutions, constituent pourtant un socle d’hospitalité, de reconnaissance et d’intelligence collective.

Les ateliers éducatifs de rue : une école à ciel ouvert

Ils surgissent dans un coin d’herbe, une dalle de béton, un square oublié. On y installe quelques tapis, du matériel, des jeux, des livres. Et on attend. Ou plutôt : on accueille. Les enfants arrivent, curieux, hésitants, joyeux. Ils n’ont pas été convoqués. Ils viennent parce qu’ils en ont envie. Ils savent qu’ici, on peut jouer, lire, parler, créer, sans être jugé.

Ce n’est pas une animation, ce n’est pas une garderie. C’est un espace éducatif, librement investi, où le lien précède l’objectif, où la confiance vient avant le contenu.

Les cantines de rue : cuisiner pour créer du lien

Dans certaines rues, une marmite chauffe à même le trottoir. On prépare un repas simple, bon marché, partagé. Les habitants participent, donnent un coup de main, ou simplement viennent manger, discuter, souffler un instant. Ici, la nourriture devient prétexte à la rencontre. On se retrouve autour de la table, sans formulaire, sans condition, sans étiquette.

Ce n’est pas de l’aide alimentaire : c’est une manière de refaire communauté, en mettant la convivialité au cœur de l’espace public.

Les maraudes éducatives : marcher pour aller à la rencontre

La maraude n’est pas seulement un outil d’observation. Elle est un acte de présence, d’attention, de disponibilité. On marche dans les rues, on croise les enfants, les ados, les familles. On salue, on échange, on prend des nouvelles. Parfois on s’arrête. Parfois on ne dit rien. Mais on est là.

Cette présence informelle, régulière, tisse une trame invisible qui donne à voir une autre forme de travail éducatif : un travail sans local, sans horaire fixe, mais qui crée une vraie densité relationnelle.

Les promenades apprenantes et les classes du dehors : bouger pour penser autrement

Ici, le monde est le terrain d’apprentissage. On quitte les murs de la classe, on sort dans le quartier, on découvre, on observe. La ville devient le livre, la rue devient le tableau. On apprend en marchant, en discutant, en observant.

Les enfants redécouvrent leur environnement : ils deviennent acteurs, explorateurs. Ce n’est pas une sortie ponctuelle : c’est un choix pédagogique. Une façon de remettre les savoirs en mouvement.

Les bibliothèques de rue : transmettre sans murs

Un tapis, une caisse de livres, une voix qui lit. Et déjà des enfants s’installent. Ils écoutent, feuillettent, posent des questions. Il n’y a pas d’inscription, pas de prêt, pas de carte. Il y a une invitation à rêver, à imaginer, à penser.

Ces bibliothèques sont un acte de résistance contre l’exclusion culturelle. Elles disent à chaque enfant : « Tu as le droit aux histoires. Tu as droit aux mots. Tu as droit à la beauté. »

Les réunions de hall d’immeuble : retrouver un lieu pour parler

Dans certains quartiers, les halls sont les derniers lieux communs. On y passe, on s’y arrête, on s’y croise. Organiser une réunion dans ce lieu, c’est prendre au sérieux la parole des habitants, c’est reconnaître leur droit à se réunir, à discuter de ce qui les concerne, sans aller dans une salle municipale ou un centre social.

C’est une politique du pas de porte, du quotidien, du vécu. Une politique humble, mais essentielle.

Le porte-à-porte : entrer en relation sans attendre qu’on vienne

On frappe. On se présente. On propose un échange, une information, une écoute. Parfois la porte reste fermée. Parfois elle s’ouvre un peu. C’est une démarche lente, respectueuse, qui ne force rien, mais qui donne une chance à la rencontre.

C’est aussi une manière d’aller vers ceux que l’on ne voit jamais, ceux qui ne sortent pas, qui ne demandent rien, mais qui existent, qui comptent, qui ont droit à la relation.

Une utopie active, une folie organisée

On dira que c’est naïf. Que c’est insuffisant. Que ce n’est pas mesurable. Que ce n’est pas efficace. Mais c’est précisément cette fragilité qui fait la force de l’« aller vers ».

Dans un monde de procédures, de normes, de fichiers, nous faisons le pari de la parole, du geste gratuit, de la relation libre. Dans un monde de murs, nous choisissons l’ouverture. Dans un monde qui segmente, nous construisons des ponts.

Aller vers, c’est une folie douce. Une folie nécessaire. Une folie lucide. C’est croire, malgré tout, que la rencontre peut changer une vie. Qu’un adulte attentif peut faire la différence. Qu’un atelier de rue peut ouvrir un monde. Qu’une parole échangée sur un trottoir peut faire basculer une trajectoire.

Nous ne changerons peut-être pas le système. Mais nous habitons les failles, et c’est là que la lumière passe et que le système peut se fissurer.