Par Christophe Pruvot
Nous ne faisons pas de la pédagogie hors-sol, dans une bulle…
Nous sommes dans la vie, la vraie, celle qui crie, qui pleure, qui chante, qui souffre, qui lutte, qui joue, qui peut rire aussi, qui compte, qui se lève, qui ne dors pas, qui est fatiguée, qui est malade, qui rêve, qui espère, qui est en colère…
Nous ne nous contentons pas d’interventions théoriques, désincarnées, plaquées sur des publics que nous ne connaîtrions pas. Nous refusons la distance, les dispositifs incompréhensibles, les projets parachutés. Nous ne venons pas appliquer des protocoles abstraits sur des territoires figés par les diagnostics. Nous venons habiter. Habiter un lieu, ce n’est pas s’y installer ponctuellement pour cocher des cases. C’est s’ancrer dans les usages, dans les mémoires, dans les silences aussi. C’est entrer dans un territoire comme on entre dans une histoire déjà commencée.
Nous choisissons d’être là où les institutions reculent, là où les services ferment, là où les gens se débrouillent, s’isolent ou s’entraident. Là où l’on vit sans avoir toujours les mots pour le dire, sans toujours être regardé. Là où l’on n’est pas invité à prendre la parole, à prendre part, à prendre place.
C’est là que notre pédagogie sociale prend tout son sens. Mais pour penser ces présences, pour nommer ce que nous faisons, il nous faut des repères.
Trois notions fondamentales : territoire, environnement, milieu. Trois manières de lire un espace. Trois façons d’habiter autrement.
Le territoire : ce que l’on nous assigne
Le territoire, dans sa définition classique, est un espace géographique délimité, découpé, administré par les pouvoirs publics. Il est la traduction institutionnelle de l’espace vécu, à travers les cartes, les zonages, les arrêtés préfectoraux. C’est ce que l’État découpe, surveille, aménage. C’est ce que les politiques publiques nomment, ciblent, instrumentalisent.
On y parle de QPV, de ZFU, de contrats de ville, de périmètres d’action. On y planifie des projets sans y ancrer les présences humaines. On y affecte des financements sans y écouter les besoins. On y impose des diagnostics sans tenir compte des vécus.
Mais pour nous, le territoire n’est pas neutre. C’est un espace de luttes, un lieu de tensions, un terrain traversé de rapports de domination. C’est l’endroit où les inégalités sont visibles, où les politiques d’exception deviennent la norme. Et le territoire nous oblige à rendre des comptes, parfois à se conformer à une autorité ou à tricher et imaginer pour faire un travail juste et de qualité.
Le territoire, c’est flou et pourtant il a des effets sur les vies des personnes qui l’habitent. C’est comme une commune rurale où le dernier service public a fermé il y a trois ans. Pas de médecin, plus d’école, un isolement total. Le territoire, ici, est une carte vide, une réalité abandonnée. C’est aussi un quartier en “politique de la ville”, dont les habitants découvrent qu’ils sont “prioritaires” à travers des appels à projets. On parle d’eux, jamais avec eux. OU encore le territoire peut prendre la forme d’une zone gérée par la CAF, où les éducateurs innovants sont freinés par des grilles d’évaluation figées, des cadres rigides, et des contrôles permanents.
Travailler sur un territoire, ce n’est pas toujours accepter les cadres qui sont imposés. C’est lire les rapports de force à travers les murs, les rues, les déplacements. C’est identifier les marges, les interstices, les lieux de possible. C’est ne pas se soumettre aux zonages, mais les détourner, pour ouvrir d’autres voies.
Nous sommes là pour créer des brèches, pour insérer des espaces de liberté, pour faire lien là où l’on cloisonne.
L’environnement : un levier d’action en pédagogie sociale
Dans une perspective de pédagogie sociale, l’environnement ne se limite pas à un cadre de vie neutre ou à un simple décor. Il désigne l’ensemble des ressources, visibles ou invisibles, qui entourent les individus et influencent directement leur qualité de vie, leur accès aux droits, leur autonomie et leur capacité d’agir. Cet environnement englobe des éléments matériels — comme les infrastructures, les équipements ou les services — mais aussi des dimensions immatérielles : réseaux sociaux, dynamiques locales, formes de solidarité.
Ce qui entoure les personnes dans leur quotidien — transports, lieux de rencontre, groupes de voisinage, structures d’accueil ou de médiation — constitue bien plus qu’un contexte : c’est un véritable outil éducatif, un réservoir de possibilités à explorer et à mobiliser. La pédagogie sociale repose sur cette capacité à rendre lisibles, accessibles et utilisables ces ressources souvent négligées, particulièrement dans les territoires fragilisés.
Un environnement bien investi devient un terrain d’action propice à la mise en œuvre de projets concrets. Les maisons de quartier, les centres sociaux ou les équipements municipaux peuvent accueillir des ateliers collectifs, des formations, ou des moments de convivialité qui soutiennent l’expression, la participation et la construction de liens durables. Les transports en commun, en facilitant l’accès aux institutions et aux activités, jouent également un rôle déterminant dans l’émancipation des personnes.
Les services de proximité — missions locales, centres médico-sociaux, structures d’éducation populaire — contribuent à accompagner les parcours de vie en apportant un soutien sur des aspects essentiels : santé, emploi, parentalité, apprentissage, etc. À cela s’ajoutent les réseaux sociaux et communautaires : associations locales, clubs sportifs, collectifs d’habitants, entraide entre voisins ou groupes informels, souvent invisibles dans les politiques publiques, mais pourtant déterminants pour rompre l’isolement et favoriser l’inclusion.
Aujourd’hui, même les environnements numériques font partie de ce tissu de ressources. Les espaces d’accès public à Internet, les plateformes de solidarité, ou encore les groupes locaux sur les réseaux sociaux deviennent des lieux de médiation, de mobilisation et de circulation de l’information, en particulier pour les publics éloignés des circuits traditionnels.
Penser l’environnement dans une approche éducative, c’est donc reconnaître sa valeur stratégique : il peut à la fois ouvrir des portes, créer des appartenances, soutenir les transitions de vie et renforcer l’autonomie. Là où ces ressources sont absentes, inaccessibles ou dispersées, il s’agit alors de jouer un rôle de médiateur, de tisseur de liens, pour permettre aux personnes de se réapproprier leur territoire, de s’inscrire dans des réseaux vivants, et d’en devenir actrices.
Ainsi, l’environnement devient un levier d’émancipation, dès lors qu’on le considère non comme un décor figé, mais comme un système de ressources, de relations et de solidarités à activer — un terrain d’éducation à part entière, qui peut transformer les trajectoires individuelles à partir de ce qui est déjà là.
Le milieu : ce qui se vit, ce qui soutient, ce qui transforme
À côté de la notion d’environnement — souvent abordé comme un ensemble de ressources à mobiliser — la pédagogie sociale introduit une autre dimension, plus fine, plus charnelle : celle du milieu. Le milieu, c’est ce qui ne se mesure pas. C’est l’espace affectif, subjectif, relationnel dans lequel les individus vivent réellement, non comme bénéficiaires de dispositifs, mais comme sujets d’existence.
Il ne s’agit pas ici de décrire un cadre géographique ou une carte d’équipements, mais de parler de la chair du quotidien. Le milieu, ce sont les odeurs d’un palier, les silences lourds d’un hall d’immeuble, les tensions muettes d’une cage d’escalier, les rituels discrets d’un quartier. C’est là que l’on se croise, que l’on s’évite, que l’on se reconnaît — ou pas. C’est là que les éducateurs sociaux, les médiateurs, les intervenants doivent apprendre à être présents sans occuper l’espace, à écouter sans orienter, à accompagner sans surplomb.
Le milieu, c’est là où surgit ce que les dispositifs ne savent pas toujours accueillir comme ce jeune qui finit par dire qu’il n’en peut plus des contrôles de police et qu’il préfère désormais se taire, cette mère que l’on retrouve chaque semaine, avec ses enfants, dans l’attente d’un logement, d’une école, d’un statut, ces femmes qui, dans un atelier de rue ou à la sortie de l’école, parlent pour la première fois des humiliations vécues dans les institutions, de la honte, des menaces, ce repas de rue, chaque vendredi, où l’on partage non seulement de la nourriture, mais des paroles, des regards, une dignité, etc.
Le milieu, c’est ce que le territoire ne connait pas comme ce passage pour amener les enfants à l’école, où ce terrain de jeu que des jeunes on réussi à ouvrir par eux-même, ce garage transformé en salle de répétition où l’on fait de la musique après les cours, ce bout de trottoir où les femmes du quartier se retrouvent chaque après-midi, ce hall d’immeuble devenu point de ralliement, ce passage entre deux rues que les enfants prennent chaque jour pour aller à l’école, ce mur couvert de graffitis, etc
Ces exemples illustrent à quel point le milieu est fait d’usages, de gestes, de bricolages et de présences qui échappent aux plans d’aménagement, mais qui font lien, qui font lieu, qui soutiennent. C’est là que s’enracine la pédagogie sociale : dans ces marges vivantes que le territoire administratif ou institutionnel ne voit pas, mais où la vie se joue, pleinement.
Le milieu, c’est ce qui reste quand tout le reste a échoué. Quand les dispositifs se sont retirés, quand les budgets sont épuisés, quand il ne reste plus que la relation. Il n’y a pas de protocole, pas de grille d’évaluation, pas de fiche de suivi. Il y a la présence, la fragilité partagée, et dans cette fragilité, une puissance de transformation.
Car c’est dans ce tissu ordinaire que s’inventent d’autres formes de résistance et de solidarité. Une salle des fêtes laissée à l’abandon, transformée en atelier de cuisine pour des jeunes du quartier. Une ancienne assistante sociale qui, même retraitée, continue d’aider à remplir des papiers, sans condition ni mandat. Un kiosque de square, chaque jeudi, devenu bibliothèque de rue. Des mères qui organisent, entre elles, la garde de leurs enfants en l’absence de crèche.
Ces scènes, ces pratiques, ces micro-initiatives ne figurent dans aucun rapport d’activité. Elles échappent aux appels d’offres, aux logiques d’évaluation, aux indicateurs de performance. Et pourtant, elles tiennent, elles soutiennent, elles réparent. Elles sont le cœur vivant du milieu.
Reconnaître le milieu, c’est un geste politique. Cela implique de faire émerger sans capter, de soutenir sans instrumentaliser, de construire des alliances au lieu d’imposer des dispositifs. C’est aussi accepter que le savoir ne vient pas seulement d’en haut, mais qu’il se tisse dans les marges, dans les interstices, dans les solidarités discrètes et les présences silencieuses.
Le milieu, c’est ce qui permet à la pédagogie sociale de travailler avec, et non pour. C’est là que se joue la possibilité d’un agir commun, d’une transformation partagée, ancrée dans la vie réelle, dans l’ordinaire, dans ce que l’on ressent avant même de pouvoir le dire.
Faire lieu, faire lien, faire communauté
Territoire, environnement, milieu : ces trois dimensions ne s’opposent pas. Elles se complètent, s’imbriquent, se répondent. L’une sans l’autre perd de sa force. C’est à leur croisement que la pédagogie sociale déploie tout son potentiel : en reconnaissant le territoire sans s’y soumettre, en mobilisant l’environnement sans l’épuiser, en habitant le milieu sans l’écraser.
Faire lieu, c’est redonner de la valeur à ce qui est déjà là, dans sa simplicité et sa profondeur : la mémoire d’une rue, les rituels d’un quartier, la charge affective d’un banc public. C’est dire que l’espace commun, même abîmé, peut redevenir signifiant.
Faire lien, c’est renouer les fils de la relation là où ils ont été rompus. C’est accueillir la parole, écouter les silences, reconnaître les colères. C’est relier des vécus, des récits, des trajectoires — non pour les uniformiser, mais pour leur permettre de se rencontrer.
Faire communauté, enfin, c’est créer un espace de reconnaissance mutuelle, où chacun peut dire “nous” sans renier son “je”. C’est permettre à des subjectivités dispersées de se rassembler, sans hiérarchie, dans un espace partagé de dignité.
Une pédagogie du présent
Ce que nous défendons, ce n’est pas une pédagogie de l’anticipation, calibrée par des objectifs et des échéances. C’est une pédagogie du présent, incarnée, incertaine, mais profondément ancrée dans la vie telle qu’elle se donne à voir. Ce n’est pas une méthode reproductible ; c’est une éthique du lien. Une manière d’être là, de tenir bon, ensemble, dans l’épaisseur du réel.
Nous croyons que chaque lieu peut redevenir un lieu d’émancipation, chaque relation un espace d’égalité, chaque geste un acte politique. Nous accompagnons sans diriger, nous construisons sans imposer, nous résistons sans bruit, mais sans relâche.
Et maintenant ?
Il est temps de rompre avec la résignation, de cesser de considérer certains lieux comme irrécupérables, certaines vies comme “hors cadre”, certains quartiers comme perdus. Il est temps de refaire du travail social un acte d’engagement, et non une suite d’interventions standardisées.
Dans chaque territoire, même déserté, dans chaque hall, chaque square, chaque lieu oublié, existe un pouvoir latent : celui de faire lieu, faire lien, faire ensemble.
Ce pouvoir, il ne dépend ni de budgets, ni de dispositifs, mais d’une volonté partagée : celle de reconnaître la dignité du présent, et de construire, à partir de là, les conditions d’un avenir commun.